Compte-rendu du livre Le Royaume d’Emmanuel Carrère
Le Royaume d’Emmanuel Carrère : trois enquêtes érigées en abîme
Retrouver un moi antérieur
Emmanuel Carrère a déjà écrit des vies, notamment celle de Philip K. Dick et celle de Limonov. C’est un biographe plutôt doué dans l’art de nous faire vivre les aventures de ses contemporains. Dans le Royaume, il s’agit plutôt d’un « sujet » qu’il préconise : le christianisme. Après force enquêtes textuelles, écoute de témoignages, travail persévérant, l’auteur s’aperçoit toutefois qu’il est le premier concerné par le fait chrétien, puisqu’il fut jadis, au tournant des années 90, adepte de cette mouvance. Commencera alors une véritable archéologie mentale dans le but de révéler cette strate de vie, cette couche d’histoire personnelle, ce moi enfoui. Qui était-il ? Pourquoi croyait-il ? A-t-il laissé des traces matérielles de cette période ? Effectivement, c’est par l’entremise de « cahiers » qu’Emmanuel Carrère, surtout, redécouvrira cette personne de naguère. Son parcours de retracement, l’auteur l’offre à son lectorat comme une épopée, un roman. Il faut d’abord retrouver les cahiers. Où les avait-il rangés, à l’époque ? Sont-ils toujours au même endroit ? Il y a dans la penderie de son appartement une sorte de sous-garde-robe. C’est là qu’il cache les choses un petit peu honteuses qu’il a déjà écrites, notamment toute la documentation – quasi-pornographique – du procès Jean-Claude Romand, un corpus qui lui a servi pour écrire son roman L’Adversaire. Mais s’il rouvre ces cahiers, ne risque-t-il pas de se frotter à des idées dérangeantes, à des faits personnels ambigus ou malsains ? Pourrait-il être bouleversé vitalement, autrement dit, par cette réappropriation intellectuelle du chrétien qu’il était ? C’est un risque à courir. De fait, il se remémore via ses notes la laide, disgracieuse, absurde histoire d’une nounou qu’il avait engagée seulement par dévotion bigote ; cette histoire-ci, il la livre au lecteur âme sur table. Après les bribes de récits personnels qu’il avait laissés dans Je suis vivant et vous êtes morts et Limonov, ses romans précédents, l’auteur finira donc par s’appréhender lui-même comme personnage autobiographique, avec assurance cette fois – l’âge et l’expérience aidant. Nous suivons son aventure dans des régions plutôt sombres de la psyché humaine : pour lui les détails sur la vie religieuse intime sont plus délicats à aborder publiquement que les détails sur la vie sexuelle intime. Un roman qui nous mène dans la deuxième garde-robe du conscient, celle qu’on ne peut qu’ouvrir sous peine de découvrir des choses secrètes. Mais qu’il incombe néanmoins d’approcher, pris de fascination. Le squelette dans le placard du placard. Relire les vieux cahiers jaunis écrits par le fou de Dieu, personnage gênant qu’il fut jadis. Dans l’auto-dégoût constructif. Des Confessions inversées, en somme : au lieu de revenir, à l’instar d’Augustin, sur le païen gênant qu’il était autrefois, Emmanuel Carrère revient sur le chrétien honteux qu’il incarnait, mais toujours dans un but édifiant.
Les Actes, le roman fondateur des apôtres
S’il avait jadis abordé la foi chrétienne à titre de croyant, il l’aborde désormais à titre d’enquêteur historique ou philologue – ami des textes. On commence par la base, à savoir non pas le Christ lui-même, mais la clique de Paul, de qui émanent presque tous les textes néotestamentaires – et une théologie spécifique. En particulier, donc, les Actes des apôtres, qui narrent la naissance non pas de Jésus lui-même, mais du groupe paulinien, justement. Les Actes des apôtres ont été placés sous le nom de Luc. Emmanuel Carrère en fera donc un personnage de prédilection pour écrire son récit à lui, le Royaume, roman sur le roman apostolique. Pour écrire une biographie de Luc, l’auteur dispose d’un « nous » apparaissant dans les Actes, où l’écrivain présumé d’un des quatre évangiles apparaît discrètement au sein du groupe géré par Paul. Carrère emploie aussi un « deux ans d’absence », où son personnage de Luc disparaît mystérieusement. Ces deux clés narratives donnent à l’auteur du Royaume le jeu nécessaire pour lancer son intrigue et imaginer une Vie de Luc, le Grec, l’écrivain cultivé, également le médecin de Paul. L’écrivain Carrère jaugeant l’écrivain Luc. Paul et Luc se rencontrent en Asie mineure, le premier faisant probablement appel aux bons soins du second. Les deux hommes voyagent, font connaissance avec Timothée, Barnabé, Jean-Marc, Lygie. C’est la partie la plus méditerranéenne du roman Le royaume, donc celle qui respire l’eau bleutée, les falaises de grès, les platanes et les villages d’albâtre. On entrevoit Athènes, Corinthe, Éphèse, la Galatie, Philippes. À l’enquête visant à retrouver la vie du moi-chrétien-antérieur succède donc l’enquête visant à redécouvrir les origines du christianisme, la secte de Paul ayant prédominance sur toutes les autres, y compris sur celle de Jérusalem. Les Nazôréens, chrétiens judaïsants, finiront avec la destruction du Temple et l’exil à Pella quand les pharisiens s’exileront à Yavné. C’est au demeurant à Jérusalem que Paul est arrêté, puis envoyé en captivité chez le proconsul romain à Césarée.
Luc oisif à Césarée
Durant les deux années que dure l’emprisonnement du maître, Luc disparaît. Commence ici la troisième enquête, la troisième mise en boîte dans le genre « poupées russes » : Carrère enquête littérairement sur Luc enquêtant sur Jésus. Luc commence à recueillir des témoignages sur Jésus à Césarée même, notamment celui de Corneille, un soldat romain ayant connu le Christ. Les deux hommes se lient d’amitié et discutent longuement de leur geste spirituelle respective. Puis Jean-Marc tend à Luc son manuscrit, une commande de Paul, une ébauche intitulée l’Évangile selon Marc. Luc s’en inspire librement, y ajoute des éléments, l’enrichie de faits nouveaux tirés de ses nombreuses entrevues. Ainsi se crée, dans l’esprit littéraire de Carrère, l’Évangile selon Luc. Paul ne semble pas s’intéresser plus qu’il ne faut au Jésus réel, celui du terrain, mais au Jésus transfiguré. Luc, lui, est un homme pratique, quelqu’un d’hippocratique : il cherche à faire la biographie historique du Sauveur. Peut-être est-ce Paul, insatisfait du travail de Marc – des détails laissent entendre que ces deux-là ne s’entendaient pas –, qui donne à Luc la première esquisse d’une vie de Jésus, lui proposant de la mettre à jour. Luc interroge Marc, qui lui raconte comment, enfant, il a assisté à l’arrestation de Jésus, puis de quelle façon il s’est enfui, laissant derrière lui son vêtement, poursuivant nu sa déroute. Luc passe donc ses deux années de « disparition » à collecter les matériaux qui lui serviront à rédiger son œuvre évangélique. Il parcoure la Judée à titre d’historien et découvre peu à peu Jésus, homme de la génération précédente. Luc écrit la conjoncture passée, celle où vit Jésus, à la lumière de son présent à lui, celui de la clique de Paul et des guerres grondantes judéo-impériales. Il trouve des correspondances entre la vie du Seigneur et les prophéties de la Septante qu’il connaît bien, lui, le lettré. Ces correspondances – celles que Paul chérissait plus que tout au détriment du Jésus historique, du réel –, Luc les intègre dans son récit biographique sur Jésus.
Verdict littéraire
Le Royaume d’Emmanuel Carrère, à l’encontre des commentateurs qui en dénie la nature de roman, est au contraire un vrai roman, puisqu’il s’interroge constamment sur la nature du roman, sur celle des personnages et de l’intrigue. Toutes ces mises en abîmes, ces placards dans le placard, ces structures emboîtées font montre d’une authentique recherche esthétique. Quo vadis ? est mort. Le roman dans le roman, l’écrivain sur l’écrivain, l’écriture sur l’écriture – ratissage infini –, le quatrième mur défoncé, quand l’auteur mélange son roman avec la structure même de son roman, quand il entremêle son contexte de rédaction avec sa rédaction même, voilà bien un laboratoire littéraire plus vivant qu’un simple roman classique avec des personnages. On a le choix entre faire des romans classiques, bons mais qui sonnent faux, ou des post-romans, vrais donc flous et ambigus. Il y a tout d’abord l’auteur Emmanuel Carrère, qui parle directement aux lecteurs, puis le personnage Emmanuel Carrère, qui est une construction littéraire, les deux s’enchevêtrant. Ensuite le travail de Carrère écrivant sur Luc se confond avec celui de Luc écrivant sur Jésus. L’enquête sur l’enquête. Enfin l’idée paradoxale d’un moi postérieur qui revient sur un moi antérieur, le recouvrant, l’assimilant à nouveau dans un moi amplifié. Emmanuel Carrère est-il un non-moi ? Tous ces dédoublements-recouvrements, l’auteur ne cesse d’y faire référence explicitement dans son Royaume. Des zombis chrétiens transfigurés recouvrant l’ancienne humanité à la lettre falsifiée mais vraie, du faux Paul au double de Paul, le titre même pose problème : le Royaume. Celui que tout le monde attend avec impatience, comme une imminence, mais qui en fait est déjà là partout en action, pour peu qu’on change de vue. L’une des prééminences que l’on peut au moins accorder à Carrère, et que les autres romanciers n’ont pas, c’est de s’interroger depuis le tout début de sa vie littéraire – La moustache, Philippe K. Dick – jusqu’à maintenant, sur la nature du réel, et à plus forte raison, du réel en littérature.
Un compte rendu de Charles Gariépy
Emmanuel Carrère, Le royaume, Paris, P. O. L. Éditeur, 2014, 640 p.
ISBN : 9782818021187
28,99 $