Compte-rendu du livre « L’impossible dialogue. Sciences et Religions » d’Yves Gingras
Yves Gingras est un historien et sociologue québécois, professeur d’histoire à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et sociologie des sciences (CHSS). Ses derniers ouvrages publiés portent sur la Sociologie des sciences (PUF, 2013) ou encore sur les Controverses : accords et désaccords en sciences humaines et sociales (CNRS, 2014). Le présent ouvrage se veut une réaction aux appels croissants au dialogue entre les religions et les sciences, qu’il critique courageusement.
La première partie du livre (chapitres 1 à 4) développe un historique détaillé, fort intéressant et bien vulgarisé de l’histoire des sciences et des luttes au fil des siècles, visant à assurer l’autonomisation des sciences par rapport à la religion. L’auteur aborde les débuts de la révolution copernicienne jusqu’aux positions théologiques de Vatican II, les déboires de Galilée et de Darwin, les multiples problèmes alimentés par l’Inquisition et par l’Index.
La seconde partie du livre (chapitre 5 et 6) traite directement de la possibilité même d’un dialogue entre science et religion, plaidant que les conflits irréductibles entre les deux sont d’ordre institutionnel et épistémologique. Il en ressort une vive critique de l’appel au dialogue entre les deux institutions et les pratiques socio-économiques qui en résultent (la Fondation Templeton, qui finance les projets concernant « les grandes questions de la vie », récolte le gros de la critique).
L’auteur termine le dernier chapitre du livre sur une note plus ouverte, abordant quelques questions éthiques fort pertinentes soulevées par le conflit religion/science, telle que la réappropriation des artéfacts archéologiques par les autochtones, les cas de salubrité sociale mise en danger par des épidémies contrôlables par la vaccination (alors que le vaccin est refusé pour des raisons religieuses) ou encore simplement par le refus de soins pour des raisons religieuses. Pour des raisons que nous ne saisissons pas, il refuse aux discussions éthiques sur le sujet le statut de « dialogue entre science et religion ».
Si la compétence de M. Gingras ne fait aucun doute en matière d’épistémologie et d’histoire des sciences, nous gardons cependant quelques réserves lorsqu’il aborde les notions de religion, qu’il manipule quelques fois de manière imprudente. À titre d’exemple, ce détournement de la conception de la religion de la sociologue Danièle Hervieu-Léger, soit « un dispositif idéologique, pratique et symbolique par lequel est constituée, entretenue, développée et contrôlée la conscience de l’appartenance à une lignée croyante. », pour lequel il retient que la notion de contrôle : « c’est bien entendu l’aspect contrôle des sciences, au détriment de leur autonomie de recherche, qui nous intéresse ici » (p. 16). Le problème est que le contrôle que Mme Hervieu-Léger met en lumière est celui du critère d’appartenance à une lignée croyante, et non pas le contrôle des mentalités et des croyances en dehors de la sphère religieuse. Les aspirations au contrôle des mentalités (dépassant largement le champ théologique) de certaines institutions religieuses relèvent davantage des luttes de pouvoir et non pas de la définition de ce qu’est une religion.
Un autre problème de fond qui sous-tend l’ensemble de l’argumentation d’Y. Gingras est la distinction difficile entre la religiosité des individus et les religions en tant qu’institutions. Malgré beaucoup de précautions pour faire comprendre qu’il ne critique en rien les croyances individuelles, qu’il laisse le soin aux individus d’harmoniser avec leur propre rationalité, toutes les questions relatives à la possibilité d’un dialogue entre la religion et la science négligent le fait que les institutions ne dialoguent pas, ce sont les individus qui le font. Les institutions gèrent des actes et des systèmes de pensée selon leur orientation, et offrent un cadre pour régulariser ce qui est de leur domaine. Ce sont donc des jeux d’influence, non pas des tentatives de dialogue. Or, depuis l’enclenchement du processus de sécularisation, les rôles de chaque institution sont discutés et réorganisés, fort heureusement semble-t-il, un processus toujours en cours qui nécessite l’apport d’historiens pour nous rappeler les écueils d’un passé qui n’est pas si lointain.
Cela dit, nous en venons à notre principale critique de l’ouvrage, soit une conception tronquée du « dialogue », qu’il définit comme « un échange d’arguments en vue d’arriver à établir une thèse, une théorie ou même un état de fait qui peut faire consensus parmi les personnes concernées » (p. 256). L’influence de la logique aristotélicienne sur les conceptions du dialogue débouche sur des imbroglios difficiles à résoudre pour la simple raison qu’elle fixe un objectif à atteindre (un consensus) pour qualifier une pratique de « véritable dialogue ». Or, le consensus sur une vision du monde qui serait partagée à la fois par les « sciences naturelles » et la théologie semble effectivement illusoire, en raison des fondements épistémologiques totalement différents d’un système à l’autre. Nous retrouvons le même problème logique lorsque nous abordons le dialogue entre les religions, qui proposent également des visions du monde qui n’arriveront jamais à faire consensus. Ici encore, il faut marteler l’idée que les religions ne peuvent dialoguer entre elles, ce sera toujours des individus qui sont aptes au dialogue. La pratique du dialogue interreligieux n’a peut-être pas encore fait ses preuves au niveau institutionnel, mais son impact positif au niveau des individus est de plus en plus reconnu (voir Le dialogue interreligieux, pourquoi donc?). Cette pratique permet, entre autres, de créer une distance vis-à-vis les prétentions universalistes de chaque système de croyances.
Nous sommes du même avis que l’auteur lorsqu’il affirme que le problème d’incompréhension réciproque entre les institutions religieuses et scientifiques relève du rapport entre l’universel et le particulier. Les conflits décrits tout au long de l’ouvrage sont généralement provoqués par une prétention à l’universalité (et donc à la primauté) de la part des institutions religieuses. Nous retrouvons encore une fois le même problème en regardant les relations interreligieuses, où la prétention d’universalité coupe systématiquement la possibilité d’un dialogue, faute de rapport égalitaire entre les partis. L’humilité et une conception non positive de la « Vérité » sont deux des conditions rendant possible le dialogue entre les personnes de différentes religions. Il nous semble malheureusement évident qu’alors que Y. Gingras critique vivement les prétentions universelles des institutions religieuses, son argument principal repose sur la seule universalité acceptable à ses yeux, soit celle de la science…
Les cas éthiques soulevés à la fin de ce livre suggèrent au contraire que le dialogue est nécessaire, parce que la science ne pourra jamais assouvir définitivement ses prétentions à l’universalité et qu’il lui faudra toujours composer avec d’autres systèmes de pensée et croyance que le sien. Ce dialogue ne doit pas viser le consensus théorique ou encore l’établissement d’une « Vérité », mais l’établissement d’un agir éthique de la part des différentes institutions en question.
Pour terminer, nous tenons à souligner l’importance de lire des ouvrages comme celui que propose Y. Gingras, qui, malgré les vives réactions qu’il peut provoquer, a l’immense avantage de stimuler un débat qui mérite d’être poursuivi. Après tout, si nous étions tous du même avis, il n’y aurait pas de dialogue…
Un compte-rendu de Frédérique Bonenfant
Yves Gingras, L’impossible dialogue. La science et la religion, Québec, Boréal, 2016, 350 pages.
Prix : 27.95 $ CAN
ISBN : 9782764624128