L’errance de nos penseurs : une réponse nuancée et critique
L’errance de nos penseurs : une réponse nuancée et critique*
En réaction à la lettre « L’errance de nos élus » publiée dans le Devoir, nous désirons apporter des nuances et proposer une opinion différente de celle des cosignataires de cette missive qui portait sur la motion parlementaire contre l’islamophobie votée le 1er octobre 2015. Dans cette lettre, ces derniers avancent certaines idées qui ne contribuent pas, selon nous, à l’avancement du débat que connaît la société québécoise sur sa relation avec les communautés musulmanes.
Rappelons, d’une part, que le terme « islamophobie » a d’abord été utilisé par des anthropologues au début du XXe siècle pour désigner un traitement différentiel par l’administration française en Afrique centrale fondé sur un préjugé contre l’islam1. Bien que son équivalent n’existe ni en persan ni en arabe, l’essayiste polémiste Caroline Fourest et Fiammetta Venner ont néanmoins avancé l’idée erronée en 2003 que le terme « islamophobie » est une forgerie instrumentalisée par des mollahs iraniens comme arme de censure. Cette idée est reprise dans « L’errance de nos élus » qui souligne sa supposée instrumentalisation par l’islam radical. Certes, le terme « islamophobie » pose des problèmes sémantiques, conceptuels et légaux qui ont été discutés par diverses organisations dont la Commission nationale consultative des droits de l’homme (France) qui, dans son rapport de 2013, souligne que le terme « islamophobie » est utilisé depuis 1998 par la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, depuis 2001 par l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes et depuis 2011 par l’UNESCO. La définition du terme « islamophobie » acceptée par ces institutions est similaire à celle proposée dans Le Grand Larousse (2014), soit une « hostilité envers l’islam, les musulmans ».
D’autre part, affirmer que « nombre de musulmans sont favorables à la charia », ce serait nier les nombreuses voix et organisations musulmanes qui se sont élevées contre une volonté limitée à certains radicaux. Nous considérons aussi qu’affirmer que « les adeptes de l’islam posent d’énormes problèmes d’intégration aux sociétés occidentales » offre un regard réducteur d’une réalité migratoire bien plus complexe. En mentionnant « les adeptes de l’islam », cela tend également à réduire la communauté musulmane à un ensemble monolithique. Or, cet amalgame erroné ne considère pas la diversité interne de la communauté musulmane. On ne peut généraliser des cas particuliers à l’ensemble d’une communauté qui s’est bien intégrée à nos sociétés.
Dans le mémoire présenté par les cosignataires de « L’errance de nos élus » à la Commission parlementaire (loi 59), on peut lire que le radicalisme islamique constitue « la véritable menace » de nos sociétés. Or, en considérant que « la radicalisation qui sévit aujourd’hui […] émane du fondamentalisme islamique » et que « la très grande majorité des actes de terrorisme qui ensanglantent le monde sont commis par des fanatiques musulmans qui, au nom d’Allah, mènent la guerre sainte, le djihad, dans le but d’imposer à toute l’humanité la loi islamique, la charia », cela offre un regard réducteur d’une réalité plus complexe concernant la montée des courants radicaux menaçant la sécurité et la cohésion sociale tant en Occident qu’en Orient. Il ne convient pas de limiter cette radicalisation à l’islam. Plusieurs actes terroristes ont été commis au nom d’autres idéologies extrémistes, comme ceux d’Oklahoma City (1995), perpétrés par un sympathisant du Mouvement des miliciens, et ceux d’Oslo (2011), perpétrés par un chrétien radical. Certes, il y a une montée du radicalisme islamique, mais cette dernière est également décriée par diverses organisations musulmanes (Conseil français du culte musulman, 2014) et rejetée par plusieurs musulmans d’ici et d’ailleurs. En présentant une image diabolisée de l’islam en se basant sur les quelques versets haineux et violents qui se trouvent dans le Coran – alors que des passages de nature tout aussi violente et haineuse se trouvent également dans la Torah et dans la Bible sans qu’on accuse le judaïsme et le christianisme d’être des religions fanatiques – cela tend à dénaturer l’islam tel qu’il est compris et pratiqué par la majorité de croyants dans le monde qui ont appris à distinguer la lettre de l’esprit.
C’est entre autres pour ces raisons que nous désirons faire valoir une opinion différente de celle des cosignataires de « L’errance de nos élus », car elle ne correspond pas à notre compréhension de l’islam et de la communauté musulmane, qu’il convient de considérer dans sa diversité, et nuit au débat sur la laïcité québécoise. Les intellectuels et les penseurs issus de nos universités doivent participer à ce débat. Nous ressentons alors la responsabilité intellectuelle et citoyenne de diffuser un raisonnement critique et nuancé qui repose sur une connaissance exacte des faits et de la situation, ce qui contribuera, selon nous, à un débat plus sain et constructif au sujet de ces réalités complexes.
*La version intégrale de cette lettre a été publiée dans Le Devoir du jeudi 15 octobre 2015.
Signataires
Steeve Bélanger
Rédacteur en chef de la Montagne des dieux et doctorant en sciences des religions à l’Université Laval et l’École Pratique des Hautes études
Hugues St-Pierre
Directeur général de la Montagne des dieux et candidat à la maîtrise en sciences des religions à l’Université Laval
Marie-Hélène Dubé
Bachelière en sciences des religions, candidate à la maîtrise en communication publique (Université Laval) et cofondatrice de la Montagne des dieux
Frédérique Bonenfant
Candidate à la maîtrise en sciences des religions (Université Laval) et collaboratrice à la Montagne des dieux
Phuoc Thien Tran
Candidat au baccalauréat intégré en sciences des religions (Université Laval) et collaborateur à la Montagne des dieux
Guillaume Patry
Candidat au baccalauréat en sciences des religions (Université Laval) et collaborateur et stagiaire à la Montagne des dieux
Maude Vaillancourt
Bachelière en sciences des religions (Université Laval) et candidate à maîtrise en sciences des religions (Université du Québec à Montréal)
Laurie Arsenault Paré
Candidate au certificat général en sciences sociales, au baccalauréat en sciences des religions et à la maîtrise en service social (Université Laval)
Mylène Brunet
Candidate au baccalauréat en sciences des religions (Université Laval)
Jessica Dionne
Titulaire d’un certificat en science des religions (Université Laval), d’un certificat en immigration et relations interethniques (Université du Québec à Montréal) et candidate au baccalauréat en études politiques appliquées (Université de Sherbrooke)
Jean-Samuel Lapointe
Candidat à la maîtrise en sciences des religions (Université Laval)
Anne-Sophie Allard
Bachelière en sciences des religions (Université Laval)
Samuel Gaudreault-Belley
Candidat au baccalauréat en science des religions et diplômé du DESS en éducation au collégial (Université Laval)
Andréanne Wahlman
Candidate au baccalauréat en littératures
Pour aller plus loin
« La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie – Année 2013 », Commission nationale consultative des Droits de l’hommes, 2013. Ce rapport comporte une importante discussion critique sur le terme « islamophobie » partiellement repris dans « l’errance de nos penseurs ».
Rapport annuel 2015 de la La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI)
Introduction au rapport
Le rapport
« L’islamophobie, un nouveau racisme ? », une discussion avec Stéphanie Le Bars, journaliste au Monde.
Commission de la culture, de la science et de l’éducation, Conseil de l’Europe, « L’islam, l’islamisme et l’islamophobie en Europe, rapport 2008 »
« La discrimination à L’égard des musulmans en Europe », Amnesty international, avril 2012
1Maurice Delafosse, « L’état actuel de l’Islam dans l’Afrique-Occidentale française », Revue du monde musulman, vol. XI, no V, 1910, p. 57