Le retour au polythéisme pour en finir avec la violence
La conférence de Walter Lesch que nous avons diffusée récemment, sur la religion, le fanatisme et la violence, et surtout les propos de cette conférence, m’ont particulièrement étonné. Ce ne sont pas ici les propos du professeur Lesch comme tels qui génèrent l’étonnement, mais plutôt deux visions concernant la violence et la religion qui ont cours dans nos sociétés. Il expose en effet deux avenues que les gens ont tendance à proposer pour contrer la violence dans les religions monothéistes. La première veut que si l’on souhaite se défaire de la violence, on doive d’abord se défaire de la religion.
Mais c’est plutôt de la deuxième avenue pour enrayer la violence dans la religion dont j’aimerais parler dans ce billet. Bien entendu, le professeur Lesch a choisi de parler du lien qui existe entre la violence et le monothéisme. Il existe en effet dans nos sociétés une pensée qui lie expressément le monothéisme à la violence ; cela a pour effet de mettre au banc des accusés les trois grands monothéismes abrahamiques que sont le judaïsme, le christianisme et l’Islam. C’est dès lors avec cet arrière-plan que la seconde avenue nous est proposée pour nous débarrasser de la violence dans la religion : le raisonnement est simple, puisque les monothéismes sont responsables de la violence dans la religion, on doit donc retourner aux religions polythéistes. Et voilà le travail, enfin quelqu’un se servait de sa tête ! C’est en ma qualité d’antiquisant (personne qui étudie l’Antiquité) que ces propos me semblent très étonnants. Bien entendu, je connais bien la pensée sous-jacente à un tel raisonnement. En effet, c’est bien connu, les religions polythéistes, comme celles des Grecs et des Romains par exemple, n’étaient pas orthodoxes, c’est-à-dire que contrairement au christianisme et à l’Islam, où la « bonne croyance » est de mise, les religions polythéistes sont très flexibles sur les croyances : the more the merrier[1] comme disent les anglophones. On dit généralement de ces religions qu’elles sont des orthopraxies, c’est-à-dire qu’elles recherchent la « bonne pratique » notamment dans les rituels ; elles ne cherchent donc pas, comme le christianisme et l’Islam, la « bonne croyance », mais la « bonne pratique ». D’emblée, il existe un problème avec le judaïsme puisque cette religion valorise davantage la pratique que la croyance. Mais le vrai problème est plus grand encore.
Il existe plusieurs problèmes à cette solution fort simple, pour ne pas dire simpliste. Le premier est que l’on doit définir ce qu’est la violence. En effet, si l’on pense aux religions polythéistes de l’antique Amérique du Sud, comme celles des Incas, on doit dès lors définir si le sacrifice humain est un acte violent. Sans trop y penser longuement, je le considère très violent. Il s’avère donc, je crois, que la flexibilité d’opinions et de croyances inhérentes à ces religions polythéistes ne supprime pas toujours la violence.
Un autre fait intéressant à souligner au sujet de la violence et des religions polythéistes concerne la religion romaine. La présence à Rome (et dans l’Empire du même nom) de spéculations sur les dieux est bien connue, comme l’est tout autant la tolérance des Romains envers d’autres croyances. Il existe également des cas romains de naturalisation de dieux venus d’ailleurs. Cela illustre bien la flexibilité romaine à l’égard des croyances. Mais cette flexibilité n’a jamais empêché la violence, bien au contraire. Rappelons-nous de la crise des Bacchanales et, encore plus important, les persécutions des chrétiens. Les Romains étaient fort tolérants à l’égard des croyances des autres, mais cela n’a jamais empêché les persécutions des chrétiens. La raison est fort simple ; la religion romaine étant une affaire d’État, la pratique rituelle étant très importante, les citoyens romains étaient tenus de pratiquer la religion romaine. Le refus de pratiquer la religion était vu comme un départ du corps civique, une désobéissance civile. Cela était peu banal aux yeux des autorités. La fidélité à l’État était menacée si, comme dans le cas des chrétiens, les citoyens ne participaient pas aux rituels de la cité. Il y eut également des moments où les Romains, notamment au IIIe siècle, vivaient des catastrophes, des épidémies, des guerres, et ils croyaient fermement que ces événements étaient le jugement des dieux ; on interprétait que ces derniers étaient en colère contre les Romains en raison du nombre grandissant de chrétiens, d’où la justification de certaines persécutions.
Ce qui est difficile, et ce, à toute époque, est de faire la part de motivation religieuse et de la motivation politique dans les actes de violence. Dans le cas des Romains, au départ, cela semble très politique et vise principalement la sauvegarde du corps civique. Mais à d’autres époques, les Romains sont convaincus de faire la volonté des dieux en persécutant les chrétiens. S’agit-il ici uniquement d’un effort rhétorique ? Est-ce que la réelle motivation est encore et toujours d’ordre politique ? C’est fort possible. Il en va de même aujourd’hui. En effet, plusieurs groupes terroristes déclarent haut et fort qu’ils sont contre les politiques extérieures des pays occidentaux : sommes-nous là dans le religieux ou dans le politique ? On cible trop rapidement le facteur religieux pour expliquer la violence, pourtant, la violence a plusieurs motifs, et parfois, le religieux n’est pas la source de la violence. Une chose est certaine, la religion est souvent instrumentalisée au profit de la violence, et c’est cette instrumentalisation malsaine de la religion que les fidèles du monde entier doivent dénoncer. Voilà une façon lucide de mettre fin à la violence.
[1] Grosso modo : « Plus on est fou et plus on rit »