Conception et expériences de la mort dans le bouddhisme
Dans le bouddhisme, la conception de l’univers et de la vie se veut cyclique. Le monde est créé pour ultimement être détruit, mais son existence ne s’arrête pas à sa destruction. Au contraire, le monde est pensé pour naître et mourir à nouveau dans un enchaînement répétitif et infini. On réserve à toute créature vivante le même sort; une plante, un animal ou un dieu. Ceux-ci naissent, vivent, meurent et reviennent sous une forme ou sous une autre, et ce, en fonction des actions qu’ils ont commises durant leur vie et leurs vies précédentes. Dans cette perspective, la compréhension de la mort, héritée de l’hindouisme, tient une place importante : d’une certaine façon, la mort scelle le destin d’une vie passée, mais aussi celui d’une vie présente et future tout en leur assurant l’occasion d’un renouveau (nouveau corps, nouveau contexte, nouvelle existence).
Cet article sera l’occasion d’expliquer la représentation de la mort dans le bouddhisme. Comme élément normal de l’existence sur la terre, au ciel ou en enfer, la mort n’est que douleur. Cependant, lorsqu’un animal, un humain ou un dieu meurt, il subsiste dans la conception bouddhiste quelque chose. Est-ce l’âme? Une parcelle divine? Dans le bouddhisme, on parlera plutôt, en sanskrit, d’anātman, de « non-soi ». Mais que représente cet élément et qu’en advient-il? On verra aussi que la conception cyclique de la vie et de la mort s’inscrit dans le « cycle des renaissances (ou transmigrations) », le saṃsāra en sanskrit. Ensuite, il sera question du nirvâna, notion souvent romancée ou galvaudée dans la culture populaire occidentale (pensons au populaire groupe de musique Nirvana!). On se demandera quelle place le nirvâna tient dans la vie humaine et quelle relation possède-t-il avec la mort? Si le nirvâna est un lieu ou un état d’esprit? On s’interrogera également sur ce qui distingue le nirvâna du parinirvâna, véritable fin indicible de l’existence. Une tentative d’explication du parinirvâna, généralement méconnu en Occident, sera donc donnée (et on verra d’ailleurs pourquoi on parle de « tentative », car il s’agit d’un concept difficile à rendre intelligible). Pour terminer, nous donnerons quelques exemples de rituels funéraires bouddhiques afin de cerner quelles sont les pratiques funéraires de cette tradition religieuse millénaire.
La nature de la mort
Pour comprendre la mort dans le bouddhisme, il faut tout d’abord se référer au Sermon de Bénarès. Aussi appelé La mise en mouvement de la roue de la loi, ce sermon serait le premier qu’aurait prononcé Siddhârta Gautama, mieux connu sous le titre de Bouddha, après son expérience de l’Éveil (l’événement du sermon est d’ailleurs célébré lors de la Asalha Puja). Dans ce texte, nous retrouvons ce que l’on appelle les « Quatre nobles vérités », qui représentent une brève synthèse des enseignements fondateurs du bouddhisme. Ces vérités peuvent être résumées, à grands traits, de la manière suivante :
- Dukkha: tout dans l’existence est « souffrance » (dukkha en pali). La naissance, la maladie, la vieillesse, la mort, tout est douleur.
- Samudaya: l’origine de la souffrance provient du « désir », de la « soif » (taṇhā). La soif de vivre, la soif du plaisir, entre autres, sont à l’origine de la soif du devenir et, par conséquent, à l’origine de la douleur. L’existence et la souffrance fonctionnent sous un principe de causes et d’effets; par le désir, nous existons, par l’existence, nous souffrons.
- Nirodha : il est possible de se libérer de la douleur. Il s’agit de l’« extinction » (nirodha) des souffrances, par l’extinction des désirs (nirvâna).
- Magga : il existe un chemin (magga) permettant la cessation de la souffrance, qu’on appelle le « noble sentier octuple ».
Ce qui nous intéresse ici, c’est évidemment la première Vérité. Considérant que tout est dukkha, souffrance, rien n’y échappe. Ainsi, la mort est en soi dukkha. Le Sermon de Bénarès est clair à ce sujet :
Voici en outre, en vérité, ô moines, la sainte (âriya) Vérité (sacca) de la douleur (dukkha) : la naissance est douleur, la vieillesse est douleur, la maladie est douleur, la mort est douleur, l’union avec ce que l’on aime pas est douleur, la séparation d’avec ce que l’on aime est douleur, ne pas obtenir ce que l’on désir est douleur ; en résumé, les cinq agrégats (khandha) d’appropriation (upâdâna) sont douleurs (Sermon de Bénarès, traduction d’André Bareau, 1963 : 173).
Toutefois, mentionnons que la traduction de dukkha serait probablement un peu forte et trompeuse. Selon Walpola Rahula, spécialiste et moine bouddhiste (de l’école du Theravāda), le terme implique plutôt les notions « d’imperfection », « d’impermanence », de « conflit », de « vide » et de « non-substantialité ». Il reste que la douleur est omniprésente et que la mort n’y échappe pas.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, bien que la mort soit douleur, elle n’est pas refusée en soi, car elle fait partie de l’existence comme telle et elle est donc normale. Comme le dit Taisen Deshimaru, maître Zen de l’école Sôto, « quand il faut mourir, il faut mourir et, à ce moment-là, cette vie se termine » (1981 : 70). La mort s’inscrit dans la logique existentielle du cycle des renaissances (samsâra). Selon cette conception de l’univers, chaque être vit, meurt, renait et meurt à nouveau tout en suivant une succession d’étapes bien précise. Dans l’hindouisme, le principe qui passe d’une existence est le Soi, l’atman. Le Soi « enregistre » les actions ou l’agir (karman) accomplies lors des vies antérieures et oriente le type de vie future. D’après André Couture, spécialiste de l’hindouisme et du bouddhisme, le karman « est toute action qui lie l’individu à la vie, qui le ramène sans cesse à l’existence » (2000 : 38). De plus, ce qui pousse l’être au samsâra est l’attachement aux actes accomplis durant la vie et non l’acte à proprement parler. D’après Deshimaru, dans son livre Questions à un maître zen, « [si] vous pensez à quelque chose, si vous avez un désir, vous restez accroché à votre existence passée » (1981 :67). Dès lors, l’attachement apparaît comme le produit du désir lié à l’acte réalisé. Il s’agit donc de la deuxième Vérité résumée plus haut.
La différence entre l’hindouisme et le bouddhisme est que dans ce dernier on ne croit pas en l’existence éternelle de l’atman comme le propose l’hindouisme. Toutefois, le concept de transmigration bouddhique repose relativement sur la même théorie de l’action. Bien que l’objectif final soit de se sortir du cycle des renaissances, le bouddhisme insiste sur la valeur morale de l’action, car d’ici sa libération finale (parinirvana), il est possible pour l’individu d’améliorer sa condition. Toutefois, l’idée d’atman est refusée, puisqu’il s’agit, comme toute chose, d’une construction éphémère. En d’autres mots, le Soi est une projection mentale. Par ailleurs, d’après l’enseignement du Bouddha, par les pensées dangereuses qu’il amène, le Soi serait la source de tous les maux du monde. Ce qui reste après la mort n’est qu’un état de conscience, une pensée (ou les pensées). Certains diront une « faculté vitale », d’une impulsion qui se communique de corps en corps. D’autres diront que l’être humain subsiste sous une forme de conscience flottante. Taisen Deshimaru souligne en ce sens que « […] l’influence de la conscience se poursuit » (1981 : 66). C’est pourquoi le bouddhisme parlera non pas d’atman, mais plutôt d’anātman, de « non-Soi ». Dès lors, ce n’est pas une identité intrinsèque comme telle, une âme qui transmigre d’une vie à l’autre, mais bien une sorte d’impulsion, une pensée.
Dans cette conception de l’existence, la mort n’est donc pas unique, en plus de ne pas être une finalité en soi, puisque cette idée de conscience se poursuit d’existence en existence. De plus, dans cette logique de cycle, la mort ne donne pas sur un lieu final et éternel. Dans le bouddhisme, il n’y a pas de paradis et d’enfer éternels. Ces lieux existent, mais ils s’inscrivent plutôt dans la logique du samsâra, du cycle des renaissances ou des transmigrations. Le paradis et l’enfer font partie du même monde que la vie sur terre. Le bouddhisme distingue d’ailleurs deux niveaux d’existence. Il y a le niveau supérieur et le niveau inférieur. Dans le premier, on retrouve les êtres célestes (deva) et les géants (asura). Le second niveau regroupe les esprits affamés, les animaux ou les damnés. Mais chaque niveau d’existence est tout de même soumis au cycle du samsâra. On retrouve bien la notion de paradis et d’enfer dans le bouddhisme. Le principal paradis est celui de la Terre Pure – où les êtres ayant invoqué le nom du Bouddha Amitâbha se rendent. Pour ce qui est de l’enfer, le bouddhisme reprend majoritairement la conception hindoue. Il s’agit d’un lieu de grande torture infernale et de corps démembrés. Accéder à l’un ou à l’autre n’est pas éternel, puisqu’on finit tôt ou tard par y sortir et accéder à un autre état d’existence, à un autre « lieu » du samsâra.
Ainsi, la mort n’est pas unique, mais multiple, car elle s’inscrit dans une logique de renaissance, de transmigration, où il y a une multitude de niveaux (ou de stades) qu’il est possible de franchir de manière cyclique et éternelle. Un homme peut devenir un dieu (ce qui est positif et agréable), comme il peut devenir un chien (ce qui est négatif et désagréable), et ce, dépendamment des actions réalisées dans les vies précédentes. Précisons que ces actions ont un poids cumulatif. Si une personne agit mal constamment, d’une vie à l’autre, elle finira par descendre progressivement les niveaux du samsâra. De plus, atteindre l’état de dieu n’empêche pas la possibilité de régresser dans les vies suivantes. Il est cependant possible de sortir du cycle des renaissances et d’échapper, d’une certaine façon, à cette éternité cyclique, qui est, rappelons-le, source de souffrances.
Le parinirvâna ou la mort finale
Dans le Sermon de Bénarès, le Bouddha exprime l’idée qu’il est possible de cesser la douleur (troisième Vérité) et qu’il existe un sentier (magga) qui le permet (quatrième Vérité). Cette voie représente le bouddhisme même. Grâce à cette dernière voie, il est possible de se libérer de la douleur, dont le seul moyen est de se délivrer du samsâra. Le bouddhisme propose l’existence d’un « salut », qui est au-delà de la logique de rétribution des actes. Le nirvâna est ce salut. Celui-ci peut se décrire comme l’extinction des désirs et comme totalement inconditionné. Selon Bernard Faure, autre éminent spécialiste du bouddhisme, cet « état » est possible grâce à un abandon radical de tous les actes, car « qu’une action soit bonne ou mauvaise, elle est nocive dans la mesure où elle prolonge le cycle des renaissances » (1994 : 43). L’accès au nirvâna permet de se déjouer de Mâra, le dieu de la mort et du désir.
Cependant, une fois libéré, le bouddha – titre donné à celui ou celle qui atteint l’Éveil – n’a qu’une dernière attache dont il devra se délivrer : son corps. Le bouddha doit donc mourir une dernière fois, pour ainsi atteindre l’extinction finale qu’est le parinirvâna. Lors de cette dernière mort de l’éveillé, tout élément de dépendance n’est plus. Les agrégats qui composent l’être ne sont plus et le bouddha ne renait plus nulle part. Cependant, le parinirvâna est en soi mystérieux, car il n’y a aucune source écrite du premier Bouddha historique (Siddhartha Gautama) qui définit à proprement ce dont il s’agit. Comme le souligne Paul Magnin, dans son livre Le bouddhisme, unité et diversité : expériences de libération :
[Le bouddhisme] renonce à se construire, ou au mieux à se forger une représentation de l’au-delà dans un état définitif; il va au bout de sa logique et reconnaît que tout discours est en soi une particularisation et une différenciation. En conséquence, tout ce qui est dit du parinirvâna et de l’état dans lequel est entré le Bouddha ne peut être qu’analogique, donc particulier, alors que l’un et l’autre appartiennent à l’indicible (2003 : 183).
Bien qu’il soit impossible de parler de sa nature, le parinirvâna est en quelque sorte la dernière mort possible. Pour cela, il faut se détacher de tout désir et ainsi « atteindre » le nirvâna. Malgré la possibilité de mourir une dernière fois, il est difficile de savoir s’il y a un quelconque état éternel à sa suite. Le caractère indicible du parinirvâna provient du fait que personne n’est revenu de cette expérience pour nous en parler. Si tel était le cas, l’extinction des désirs ne pourrait avoir réellement lieu, puisque le retour à la vie serait l’effet du désir. Revenir informer les hommes serait en quelque sorte contradictoire avec l’enseignement de l’extinction des désirs, puisque ce retour sur Terre pour nous enseigner la nature du parinirvâna serait aussi dû à un retour des désirs.
Rituels funéraires bouddhiques
Dans le bouddhisme, les rites funéraires servent aux vivants afin de manifester leur sympathie et leur attachement aux morts. Ils servent aussi à se débarrasser de ces attachements en question. Les rituels mortuaires bouddhiques prennent héritage dans l’hindouisme. Des dix premiers jours du rituel hindou – qui consiste à faire l’offrande d’une boule de riz au défunt –, le bouddhisme les allongera à quarante-neuf (c’est-à-dire sept semaines). Cette phase liminaire varie selon les textes bouddhiques et les contextes. Le Livre des morts tibétain, utilisé au Tibet, est un bon exemple de variation de contexte et d’utilisation de texte particulier. Pour les laïques, ils sont ordonnés moines ou nonnes de manière symbolique avant les funérailles. Il y a ensuite une récitation de noms du Bouddha ainsi que les mérites des défunts. De telles activités post mortem ont pour but de favoriser le karma du défunt. Au 33e et parfois au 50e anniversaire du décès, il y a une cérémonie de commémoration.
Les corps sont habituellement incinérés, car le feu est considéré comme purificateur et comme source d’une meilleure naissance. Cette pratique remonterait avant même l’existence du bouddhisme ou de l’hindouisme, mais elle aurait été choisie par le Bouddha lorsqu’il était près de mourir. Après la crémation, les os sont ramassés et laissés au temple pendant les 49 jours de la période liminaire, puis ils sont enterrés. D’autres rites utilisent aussi le feu. Par exemple, des petits objets de papier peuvent être brulés afin de subvenir aux besoins matériels du mort dans le monde invisible. Stupa – monument commémoratif ou reliquaire originaire de l’Inde – et icônes peuvent être érigés dans le but de garder un lien avec les morts ou le Bouddha.
Bien des cultures bouddhiques vont également entretenir un culte des ancêtres. En Chine, ce culte comprend trois éléments : les rites funéraires, le deuil de trois ans et les sacrifices ultérieurs sur l’autel domestique qui est réservé à l’usage du culte. Au Japon, on retrouve aussi un autel domestique où se trouvent des objets cultuels comme des statues bouddhiques et des photos du ou des défunts. Il n’est pas rare aujourd’hui de voir des autels vidéo.
Outre les rituels funéraires, certaines fêtes célèbrent la mort du Bouddha. La naissance, l’illumination et la mort du Bouddha sont ainsi célébrées simultanément au cours de la fête de Vesak, ou Visakha Puja. Il s’agit de l’une des plus importantes du bouddhisme Theravada. Quant aux bouddhistes mahāyānistes, ils commémorent la mort du Bouddha lors de ce qu’on appelle parfois le Jour du nirvāna, qui se déroule annuellement au mois de février.
Synthèse
Pour les bouddhistes, la vie et la mort ne sont que souffrances. Contrairement à d’autres religions où la mort met un terme à la vie et ouvre la voie vers un état éternel (paradis ou enfer), la mort est considérée comme une expérience multiple. On vit et meurt plusieurs fois, et ce, de manière infinie. Ainsi, l’existence n’est qu’un éternel recommencement imprégné dans un état constant de douleur. Les actions entreprises lors d’une vie influencent les prochaines. Il est possible d’accéder à un état plus agréable, comme celui de dieu, ou d’accéder à un état désagréable, comme celui d’une vie animale ou d’une vie de torture en enfer. Ce qui subsiste n’est pas une âme, ni une identité, mais une sorte d’impulsion ou de conscience intimement liée avec ce qui aura été réalisé dans le passé. Le « Soi » n’est qu’une projection mentale éphémère. Cette compréhension de l’existence s’inscrit dans une vision du monde cyclique, qu’on appelle le samsâra. Le bouddhisme représente la seule voie de délivrance de ce cycle des transmigrations. Par ses enseignements, il est possible d’expérimenter le nirvâna, l’extinction des désirs. Cependant, le nirvâna n’est pas ce qui permet officiellement l’arrachement total du samsâra. L’éveillé doit mourir une dernière fois afin d’expérimenter le parinirvâna, état indicible puisque personne en est revenu officiellement pour nous expliquer son expérience. Ainsi, pour s’enfuir complètement du risque de renaître, le bouddha doit mourir afin de se défaire d’une dernière attache, son corps. Le nirvâna n’est pas donc pas garant de cette libération. De plus, les rites funéraires servent, entre autres, à rendre un dernier hommage aux défunts, et se défaire soi-même de l’attachement que nous avons envers eux.
Références
Bareau, André, Recherche sur la biographie du Buddha, Vol. 1, Paris, Éditions de l’EFEO, 1963.
Bareau, André, En suivant Bouddha, Paris, Phillippe Lebaud, 1985.
Bowker, John, The Meaning of Death, New York, Camdbridge University Press, 1993 (1991).
Brelich, Angelo, « Introduction », dans Angelo Brelich, Histoire des religions, Vol. 1, Paris, Gallimard 1999.
Couture, André, La réincarnation au-delà des idées reçues, Paris, Les éditions de l’atelier, 2000.
Morgan, John, « Islam », dans John D. Morgan et Pittu laungani (dir.), Death and bereavement around the world, Vol.?, Amityville, Baywood Publishing Company, 2002.
Deshimaru, Taisen, Questions à un maître zen, Paris, Albin Michel, 1984 (1981).
Faure, Bernard., La mort dans les religions d’Asie, Paris, Flammarion 1994.
Magnin, Paul. Le bouddhisme, unité et diversité : expériences de libération, Paris, Cerf, 2003.
Rahula, Walpola. Enseignement du Bouddha, Paris, Seuil, 1978.