Spirituel, pas religieux
Spirituel, pas religieux1
Récemment, à la Faculté de théologie et des sciences religieuses de l’Université Laval se tenait une table de discussion au sujet de la distinction à faire entre les termes « religion » et « spiritualité ». L’évènement réunissait autour d’une même table le sociologue des religions Alain Bouchard, le titulaire de la chaire d’étude Religion, spiritualité et santé, le théologien Guy Jobin et Mme Elaine Champagne, docteure en théologie pratique nouvellement arrivée à la faculté et spécialiste entre autres de la spiritualité des enfants.
Loin d’avoir réussi à épuiser le sujet, cette discussion eut l’avantage de nous faire découvrir différents angles de la question d’une éventuelle distinction entre le spirituel et le religieux. Du côté de la sociologie, Alain Bouchard insiste sur le caractère polysémique du terme spirituel et perçoit dans son utilisation courante, comme l’affirmait Raphael Liogier, une certaine « euphémisation » du religieux. Dans ses recherches auprès des jeunes Québécois, le sociologue comprend l’utilisation du concept de spiritualité comme étant une manière de déraciner certains éléments religieux des systèmes auxquels ils appartiennent, témoignage d’un certain règlement de compte avec le catholicisme qui est loin d’être épuisé au Québec. Si le ministère de l’Éducation, dans ses recommandations pour le programme AVSEC2, s’en tient à une vision du spirituel en lien avec les questions de sens et des motivations fondamentales, c’est peut-être, comme le souligne le sociologue, une manière détournée de maintenir une préoccupation typiquement religieuse dans la sphère publique alors que la religion est sans cesse recalée vers la sphère privée. La tendance semble clairement à la reconnaissance d’une certaine antériorité de la spiritualité sur la religion, et nous pourrions nous amuser à parler d’un certain glissement, en un sens, de l’homo religiosus d’Éliade vers un certain homo spiritus.
Mme Champagne, quant à elle, possède une expertise en soins spirituels auprès des familles et des enfants en bas âge (3-6 ans) qui justifie la remise en cause de l’ensemble des définitions du spirituel faisant référence d’une manière ou d’une autre au raisonnement (sens de la vie, buts, valeurs). Sur près de 700 définitions courantes du terme, elle privilégie les référents à un mode relationnel : relation à soi, relation à Dieu, relation à l’Autre. La spiritualité est alors réduite à un simple « mode d’être et de connaître ». Un peu trop générique peut-être, laissant de côté les deux composantes de la relation dans un flou intentionnel, Mme Champagne nous laisse avec une définition peu éclairante, sauf en ce qu’elle replace le spirituel clairement dans la sphère du savoir-être.
C’est à travers le discours bio-médical, que nous a fait découvrir Guy Jobin, que nous avons réalisé à quel point les définitions fonctionnelles du spirituel sont contextualisées. De manière générale, notre système médical considère visiblement sa clientèle comme étant anthropologiquement spirituelle, mais culturellement religieuse. C’est lorsque les différentes disciplines en viennent à instrumentaliser le spirituel que nous en venons à voir toute la diversité des définitions. Alors que les travailleurs sociaux s’intéressent au spirituel en tant que condition pour l’établissement de liens sociaux satisfaisant, les spécialistes en soins palliatifs s’intéresseront quant à eux à l’apaisement de l’angoisse face aux questions existentielles. Discours différent encore pour les néphrologues, par exemple, lorsqu’ils s’intéressent à la qualité de la vie spirituelle pour stimuler la persévérance lors de soins invasifs tels que la dialyse, ou dans le corps infirmier qui s’ingénue à mesurer la détresse spirituelle de leurs patients afin de leur offrir l’assistance adéquate. Cette dernière pratique reste fortement teintée par un discours de la « normalité » tel que milieu de la santé peine à faire disparaître encore aujourd’hui, comme si, à l’image d’une santé équivalente à l’absence de maladie, nous pouvions trouver quelque chose comme une santé spirituelle basée sur l’absence de détresse.
Les difficultés qui surgissent dès que l’on tente de définir le spirituel repoussent constamment les possibilités d’établir une distinction claire et nette entre le religieux et le spirituel. Le problème de la définition du religieux, même s’il semble moindre de prime abord, relève tout autant du casse-tête épistémologique. N’empêche que l’utilisation courante du terme, chez les jeunes par exemple, les définitions fonctionnelles des chercheurs ou des praticiens en milieu de santé convergent vers certaines caractéristiques généralement admises : la spiritualité semble plus universelle, individuelle et empreinte de liberté que la religion. Cette dernière est de plus en plus associée à l’idée de la collectivité, de la contrainte, de la théorie (des dogmes) et du culturel. Guy Jobin relevait d’ailleurs que l’utilisation du terme « spiritualité » l’était majoritairement au singulier, alors que les religions étaient employées au pluriel.
Cette trop courte discussion me sembla laisser les interlocuteurs devant l’énigme de l’utilisation courante d’un terme mal défini, encore trop en proie aux déformations contextuelles, telle une fragile embarcation ballotée par les vagues de tous côtés. L’expérience nous donne assurément le goût, pour une éventuelle rencontre sur le même sujet, d’une communauté de recherche pluridisciplinaire faisant étalage de l’éventail des utilisations du concept de spiritualité.
1 « S.B.N.R », expression typique popularisée par Robert C. Fuller,Spiritual But Not Religious: Understanding Unchurched America, Oxford University Press 2001.
2Animation à la Vie Spirituelle et à l’Engagement Communautaire