SILQ 2016 : Parlons d’islam, d’islamisme, d’islamophobie
J’ai beaucoup hésité avant de prendre la plume pour aborder l’importante visibilité accordée aux thématiques de l’islam, de l’islamisme et de l’islamophobie à l’édition 2016 du Salon international du livre de Québec, mais il me semblait tout de même qu’en raison des débats omniprésents sur ces questions, il convenait d’en dire quelques mots. Cela m’apparaissait d’autant plus évident après avoir assisté à la table ronde « Djihad, État islamique, islamisme : comment s’en protéger? » durant laquelle sont intervenus Fabrice de Pierrebourg, Djemila Benhabib et Aziz Farès. Au départ, ce billet devait porter spécifiquement sur cette table ronde – considérée comme un coup cœur du Salon international du livre de Québec –, mais il me semblait vain de vouloir résumer des arguments qui sont inlassablement répétés depuis des mois par les deux premiers intervenants et qui n’apportent rien de nouveau au débat actuel sur ces questions. On aurait alors pu revenir sur les interventions d’Aziz Farès qui m’ont semblé plus intéressantes et plus nuancées que celles des deux autres intervenants, mais Frédérique Bonenfant aura l’occasion de présenter l’argumentaire de ce penseur dans la recension qu’elle fera prochainement de son ouvrage L’encre des savants est plus sacrée que le sang des martyrs.
Je désire plutôt revenir sur une impression, sur un sentiment que j’ai ressenti en déambulant à travers les différents kiosques des maisons d’édition tant canadiennes qu’étrangères et en assistant à cette fameuse table ronde qui a attiré un grand nombre d’auditeurs. Si, comme mon collègue Hugues St-Pierre, j’ai également constaté que les thématiques religieuses étaient bien représentées au Salon international du livre de Québec – ce qui montre bien que l’intérêt du grand public pour ces questions ne s’est pas estompé – il m’apparaissait évident que les livres consacrés à l’islam, à l’islamisme, à l’islamophobie, au Coran, au djihad armé, et aux attentats de Paris et de Bruxelles, à l’État islamique (Daesh), au voile islamique et aux musulmanes, aux mosquées, pour ne nommer que certaines thématiques, occupaient un espace de visibilité beaucoup plus marqué que ceux consacrés, par exemple, au christianisme, au judaïsme ou à la laïcité. Pour preuve, l’imposant kiosque faisant la promotion de l’enquête journalistique DJIHAD.CA. Loups solitaires, cellules dormantes et combattants réalisée par Fabrice de Pierrebourg et Vincent Larouche. Les maisons d’édition – tout comme les médias sociaux et traditionnels – ont rapidement compris que les thématiques liées à l’islam et à l’islamisme représentent un important filon à exploiter qui ne s’amenuiserait pas avant longtemps et qui continuerait à susciter un vif intérêt auprès du grand public. Ainsi, sur les étalages, se côtoyaient les romans, les témoignages, les bandes dessinées, les enquêtes, les réflexions des défenseurs et des détracteurs de l’islam, les recherches et colloques universitaires, les ouvrages de vulgarisation, les livres pour enfants, les livres sacrés, etc. Devant l’étendue des choix disponibles, on ne peut qu’être envahi par un sentiment de vertige déconcertant : que faut-il lire? Qui faut-il croire? Où est la « Vérité »?
Il est vrai que la majorité d’entre nous est ignorante sur l’islam, sur l’islamisme et sur l’État islamique et que le vocabulaire et les concepts que nous utilisons pour en parler ne sont guère maîtrisés, ce qui contribue à accentuer notre profonde confusion sur ces questions et notre manque de nuances. Par conséquent, plusieurs personnes, même parmi les spécialistes, peinent encore à établir de manière claire la ligne de partage qui permet de distinguer islam et islamisme, islamisme et djihad armé, musulmans et radicaux. Dans un tel contexte, les généralisations se font plus hâtives, car il manque de clés véritables pour établir ces distinctions. Je suis en accord avec Jules Falardeau qu’il existe au Québec, voire surtout plus à Québec, une très grande ignorance sur ces questions et que ce n’est pas en ridiculisant les gens que nous parviendrons à assainir les débats et à favoriser un meilleur vivre-ensemble. Mais je suis encore plus en accord avec Aziz Farès, lorsqu’il mentionne que nous devrions davantage écouter les spécialistes et les chercheurs universitaires qui tentent d’étudier de manière scientifique, rigoureuse et nuancée ces questions. Mais avons-nous vraiment envie de l’entendre? Je n’en suis pas convaincu. Et eux, ont-ils vraiment envie de prendre publiquement la parole? J’en suis encore moins convaincu!
En assistant à la discussion « Djihad, État islamique, islamisme : comment s’en protéger? » et en portant attention à la réaction des auditeurs devant les propos tenus par les intervenants, particulièrement ceux de Djemila Benhabib, j’ai eu l’impression que la majorité des auditeurs était moins là pour apprendre ou pour débattre que pour être confortés dans leurs convictions. De fait, la table ronde m’apparut moins comme un débat, ce qui est normalement le propre d’une telle activité, que comme un réquisitoire, malgré les nombreuses tentatives de nuance apportées, notamment par Aziz Farès, pour tenter de distinguer l’islam et l’islamisme. L’introduction et l’animation de la journaliste Gisèle Gallichan, sans parler des nombreux stéréotypes et approximations, voire inexactitudes, qu’elle a avancées tout au long de la discussion, de même que le titre de cette activité suffissent à comprendre l’état d’esprit dans lequel se situait l’auditoire et l’orientation du réquisitoire des intervenants : celle d’une crainte unanimement partagée devant la menace islamique, la radicalisation de l’islam et de notre jeunesse, l’islamisation de l’Occident et l’inaction supposée de nos bons gouvernements provincial et fédéral. Il est facile de comprendre que, bombardés par les images véhiculées par les médias sociaux et traditionnels sur l’État islamique, sur les attentats qui se multiplient depuis le 11 septembre 2001 – même s’ils s’avèrent moins nombreux que ceux des années 1980 – et sur la radicalisation, plusieurs Québécois ont peur et on ne peut leur reprocher. Les statistiques avancées par Fabrice de Pierrebourg sur la potentielle menace islamique au Québec et au Canada n’ont rien pour les rassurer. Méconnaissant à peu près tout de l’islam et des musulmans, sauf ce qui circule sur l’islamisme et sur la radicalisation violente de certains courants de l’islam dans différents médias, la majorité de ces personnes adhèrent alors plus facilement aux discours de ceux qui viennent confirmer qu’ils ont raison d’avoir peur et que la menace – qui se nomme islamisme, mais qui n’est pas nécessairement distingué de l’islam – est désormais à leur porte et qu’elle va transformer le visage du Québec qu’on connait. Ce qui est encore plus attristant dans cette situation, c’est que certains auteurs n’hésitent pas à naviguer sur la vague de cette crainte afin de mousser leur succès populaire. Applaudissant aux discours populistes et démagogiques, une majorité de personnes ne vient donc pas chercher des réponses et des nuances afin de mieux apprendre à connaître l’islam et les musulmans ou de distinguer islam et islamisme, mais vient chercher des arguments venant appuyer des certitudes déjà établies dans leur esprit. Il ne s’agit pas ici de leur reprocher cette crainte compréhensible, mais de constater un état de fait et une confusion qui demeure.
Ce constat fait en sorte qu’il s’avère impossible, du moins dans le contexte actuel, d’établir de saines et véritables passerelles entre ceux qui veulent présenter un autre visage de l’islam – celui qui correspond à la majorité des musulmans, mais qui est médiatiquement moins visible – et ceux qui adhèrent à ces dernières certitudes. En effet, le gouffre immense de la crainte et de la menace ne permet pas d’établir des ancrages suffisamment solides pour permettre des discussions et des échanges constructifs entre ces deux positions radicalement opposées. On aura beau multiplier les tables rondes, les colloques et les conférences publiques sur l’islam et la diversité de la réalité musulmane – activités souvent réservées à une certaine élite intellectuelle ou à des auditoires déjà convaincus –, afin de présenter des arguments nuancés, tant et aussi longtemps que la crainte demeurera le leitmotiv de la relation qu’une majorité entretient avec cette religion et ses pratiquants, le dialogue de sourds qui existe présentement continuera d’être un échec. Pour dialoguer, il faut vouloir et savoir écouter l’Autre, mais également lui donner l’occasion de s’exprimer. Il ne s’agit pas ici de jeter une quelconque pierre, mais plutôt de prendre conscience qu’il existe dans l’esprit d’une majorité une crainte réelle, mais également confuse, qui les tétanise et les empêche d’aller à la rencontre de l’Autre. La réflexion sur ces questions est loin d’être terminée et on ne peut espérer qu’elle se poursuivra, dans un avenir reproché, sur une meilleure compréhension de la réalité.
Dossier SLQ 2016 – À lire aussi
« Suggestions de livres – SILQ 2016 » de l’équipe LMD