L’idéologie de la laïcité – Lettre ouverte de Robert Mager
Un texte de Robert Mager*
Après avoir occupé l’avant-scène de l’actualité pendant des mois, le projet d’une charte de la laïcité est momentanément coincé dans les jeux partisans de la campagne électorale. L’idée elle-même en profite : dès lors que l’on en a beaucoup entendu parler et qu’une majorité de la population appuie le projet, ne faudrait-il pas adopter cette charte et passer à autre chose? Dans ce contexte, il reste de moins en moins d’espace pour dire haut et fort que ce projet est une très mauvaise idée pour le Québec.
Il s’est agi d’un étrange débat, où de la question des accommodements religieux, on est passé à un enjeu d’identité nationale, l’affirmation de « nos valeurs », en passant par d’autres questions : la sécurité de notre territoire, l’égalité entre les femmes et les hommes, la francisation de Montréal, jusqu’à la « protection de nos enfants » (dixit le ministre Drainville). Étrange débat encore alors que tout tourne autour de la religion, mais que les principaux experts québécois en matière religieuse ne sont ni consultés ni écoutés.
Il s’ensuit un climat d’irréalité et de confusion, que j’attribue au caractère idéologique de toute l’entreprise. Ce projet ne concerne ni la réalité de la laïcité au Québec – elle y est bien établie – ni la laïcité comme principe – qu’à peu près personne ne conteste – mais bien la laïcité comme idéologie, c’est-à-dire comme faisceau de croyances et de convictions évoluant autour d’une idée centrale. Par-delà le principe de liberté des institutions publiques face aux religions, la laïcité devient une idéologie lorsqu’elle se transforme en une vision de la vie en société fondée sur une mésestime profonde de tout ce qui touche de près ou de loin à la religion : ses institutions, leurs représentants, leurs doctrines, leurs règles, et jusqu’à l’expérience religieuse des croyants eux-mêmes.
L’idéologie de la laïcité carbure ainsi à la dénonciation et à l’interdiction. Elle voit la religion comme un phénomène nocif et rétrograde qu’il faut contrer autant que faire se peut. À défaut de pouvoir l’éradiquer entièrement de la société – ce serait l’idéal – du moins peut-on la rendre invisible dans l’espace public (sauf à titre de vestiges, le « patrimoine religieux »), lui retirer toute assise sociale, la ridiculiser dans les médias, la cantonner dans l’intimité des cœurs et des maisons privées, et empêcher qu’elle se propage par le système d’éducation. Hérauts de la liberté de conscience, les idéologues de la laïcité n’ont jamais rien à dire de positif envers la liberté de religion, ni au sujet de la religion en tant que telle.
Il faut souligner que loin d’être l’évidence historique qu’on voudrait nous faire admettre, le projet d’une laïcité stricte ne gagne véritablement le Parti Québécois qu’à l’été 2007. Les termes « laïc » ou « laïcité » sont absents du programme originel du parti en 1970. Encore en 2001, le mot « laïc » n’apparaît qu’à la p. 58 du programme du parti, dans un passage sur l’éducation. Mais en 2007, le Parti Québécois est relégué au rang de tiers parti à l’Assemblée nationale et son option fondamentale ne va nulle part. Le parti cherche des éléments symboliques majeurs susceptibles de rallier un plus grand nombre de Québécois à son option. C’est alors que les promoteurs d’une laïcité stricte réussissent à convaincre les instances et les nouveaux dirigeants du Parti d’embrasser l’idéologie de la laïcité. Dans le projet de loi 195 sur l’identité québécoise, présenté en octobre 2007 par Pauline Marois, la laïcité est mise à l’enseigne « du patrimoine historique et des valeurs fondamentales » du Québec, au même rang que la langue française, la culture québécoise et l’égalité entre les femmes et les hommes (art. 1).
Le Parti Québécois s’est alors trouvé un nouveau cheval de bataille, susceptible de séduire bien des secteurs de la société. En effet, l’idéologie de la laïcité présente celle-ci comme l’antidote à bien des maux : le malaise identitaire, la Grande noirceur du passé, la multiethnicité de Montréal, l’obscurantisme islamiste, les menaces terroristes, les inégalités entre femmes et hommes. En jouant sur plusieurs cordes sensibles à la fois, le Parti espère faire adopter une charte identitaire qui soit au-dessus des lois. Mais ce cheval de bataille est un cheval de Troie : une fois la charte adoptée, la mouvance laïciste, triomphante, voudra pousser plus loin la purge antireligieuse, en s’appuyant sur la charte pour s’en prendre cette fois à d’autres cibles : le programme scolaire d’éthique et de culture religieuse; les postes en animation spirituelle dans les écoles, le réseau de la santé et le milieu carcéral; le financement des écoles privées; les facultés universitaires de théologie; les exemptions fiscales accordées aux groupes religieux; la révision de la loi sur les fabriques, etc.
L’avenir du Québec est trop important et les enjeux de son développement sont trop complexes pour qu’on asservisse l’espace public québécois et le jeu politique à une idéologie réductrice, quelle qu’elle soit. Sous prétexte de rendre neutre l’État (ne l’est-il pas déjà?) et d’affirmer les « valeurs québécoises » (n’y en a-t-il pas d’autres?), le projet de charte fait la part belle à une idéologie rationaliste et intolérante. Cette période me rappelle le milieu des années 70, lorsque des groupes marxistes avaient réussi à noyauter nombre de syndicats majeurs, d’associations étudiantes, de groupes communautaires et de départements collégiaux de philosophie. Ces institutions ont pu s’en dégager au bout de quelques années. Mais en convaincant le Parti Québécois d’endosser son idéologie, la mouvance laïciste est en passe de réussir un bien plus grand coup, dont les conséquences à long terme risquent d’être beaucoup plus décisives pour notre avenir collectif. Le problème ne repose pas dans les idéologies elles-mêmes, dont l’entrechoc peut être fécond pour le débat public. Le problème apparaît quand l’une d’entre elles veut imposer ses idées et ses croyances à notre société, définir les règles du jeu politique et identifier les citoyens qui seront sacrifiés à l’intérêt national.
Robert Mager
Professeur titulaire de la faculté de théologie et de sciences religieuses
Université Laval
Note de l’éditeur : les propos de ce texte ne regardent que son auteur.