Les rites autour de la mort: les repas funéraires en Afrique du Nord antique
Les rites funéraires sont de précieux témoins sur l’organisation des sociétés et sur leurs croyances. Ils unissent vivants et morts dans ce qu’on pourrait appeler une fête alimentaire. L’interprétation des données de fouilles dans une nécropole, comme la lecture d’épitaphes, offre à l’historien un champ de réflexion sur ces pratiques funéraires. Ces diverses sources nous permettent de collecter et d’analyser cette mémoire en l’inscrivant sur une longue durée. Elles nous invitent à s’interroger sur le contenu de ces cérémonies, les sociabilités exprimées et la dynamique de ces rites dans le temps.
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La nécropole est un lieu de mémoire qui entoure la cité et le monde des vivants. Les fouilles dans les nécropoles d’Afrique du Nord, notamment à Pupput (Hammamet) en Tunisie, identifient des épitaphes, du mobilier funéraire, des traces d’aliments et des aménagements architecturaux pour les repas funéraires. Les sources épigraphiques et littéraires complètent nos connaissances sur les pratiques funéraires. Célèbre est la mésaventure de Monique, mère d’Augustin qui, lors de son séjour à Milan, voulut apporter, selon la coutume africaine, « de la bouillie, du pain et du vin pur » aux tombeaux des saints. Grâce à la richesse et à la variété de ces sources, on peut avoir un éclairage sur les cérémonies festives autour de la mort et comment le rite de manger et de boire permet de garder les liens entre le monde des vivants et celui des morts.
L’espace funéraire, un lieu de commémoration
Notre référence incontournable pour l’Afrique du Nord est la nécropole de Pupput (Hammamet). Depuis la fin des années 1990, la fouille a dégagé près de 2 000 tombes sur sept hectares. Les tombes y sont rassemblées dans des enclos familiaux, qui étaient délimités par des murs assez hauts. Il y avait une gestion collective de l’espace funéraire, par la présence des murs qui préservaient l’intimité des proches lors des cérémonies funéraires et empêchaient aussi l’usurpation des tombeaux. Assez souvent, le rite alimentaire se matérialise par une trace monumentale, les mensae, qui sont les supports des offrandes funéraires. En Afrique, l’usage épigraphique du terme mensae apparaît sur des épitaphes païennes ou chrétiennes datables de la fin du IIIe siècle de notre ère. Les découvertes de la nécropole romaine de Pupput ont livré pour l’heure 156 mensae sous la forme de petits massifs maçonnés (fig. 1). On remarque la médiocrité de leur construction (pierres, céramiques) et l’absence de décors sur les monuments.
Boire et manger, c’est se souvenir de la mémoire du défunt
La question qui doit, pour le moment, nous retenir est la disposition matérielle de ces repas. Il y a certainement eu dans le monde romain des évolutions : l’une d’entre elles, en Afrique, a été l’adjonction ou la substitution de la petite table, que l’on plaçait devant la tombe, à de véritables lits qui ont matérialisé de façon permanente le repas. Ces lits ont pu, comme on le voit dans la nécropole de Tipasa, être disposés autour d’une dalle de pierre sur laquelle se trouvent l’inscription et le mot mensa; parfois dans ces cas, la dalle a pu servir à déposer le repas. Dans des systèmes plus complexes, le lit est très vaste et un espace vide, au milieu, permet d’imaginer un service plus complexe, sur le modèle du repas d’une maison aisée. Dans l’ensemble, la nécropole de Tipasa nous a fourni trois formes de mensae : la mensa en forme demi-circulaire, la mensa à mosaïque et la mensa à canalisations. En effet, dans une area de la nécropole occidentale de Tipasa, deux tombes présentent un curieux dispositif avec un petit réservoir pour un écoulement possible d’eau, devant l’espace où les personnes appelées au banquet pouvaient s’allonger pour manger. Dans une autre partie de la nécropole, qui avoisine la basilique de l’évêque Alexandre, sont alignés des lits et des tables de repas. On en compte au moins cinq. Sur une de ces tables, on lit le nom de martyrs chrétiens : memoria ou mensa martyrum Rogat, Vitalis, etc. Ces lits de repas funéraires de Tipasa (Matarès) sont étroitement liés à un puits ou, parfois même, à une petite citerne qui paraît avoir servi à répandre de l’eau sur la mensa. Le phénomène n’est pas propre à Tipasa. À Caesarea (Cherchel), sous l’inscription s’ouvrait l’orifice d’un conduit de libation s’enfonçant de 36 cm dans le socle. À Pupput, les fouilles ont aussi dégagé des conduits à libation. À Carthage, dans les cimetières des officiales, les tombes sont traversées par un tube ou un conduit qui permettait d’envoyer au mort sa part de festin. Ailleurs, on plaçait au-dessus de la tombe, en avant de la stèle, une table (mensa), généralement rectangulaire, quelquefois demi-circulaire, où étaient représentés, en creux ou en relief, des plats, des patères, des cuillères, des poissons et d’autres mets. Pour les riches sépultures de famille, les repas se célébraient soit dans le caveau même, soit dans une dépendance de la tombe, dans une salle des banquets (apparitorium, cubiculum, triclinium), qui était aménagée tantôt à côté du caveau, tantôt au-dessus (tombes à étages). On a trouvé en Afrique des sépultures de ce genre, à étage : en bas, la chambre funéraire; au-dessus, une salle pour les banquets. Quand la sépulture était modeste, le repas se faisait simplement autour de la pierre tombale.
On disposait des mets (un poisson et du pain) qui avaient été apportés dans de petits paniers (sportulae), en même temps que du vin en bouteille, qui était mélangé avec de l’eau chaude avant d’être servi dans des cruches ou des coupes. Ce mélange de vin et d’eau chaude, appelé « mixitio » était bu par les participants. Les fouilles de la nécropole à Pupput offrent des informations supplémentaires sur le rite funèbre adopté pour les défunts dont la sépulture avait reçu une mensa. La surface de la mensa a souvent été noircie par des traces de fumée qui prouvent que le rituel pour la préparation des repas nécessitait du feu allumé sur la mensa même. Parfois, sous l’effet d’une excessive chaleur, l’enduit éclatait. C’était donc un rituel qui nécessitait la cuisson ou le réchauffement d’aliments, comme le prouve l’abondance des cendres accumulées autour des mensae.
De quoi était composé le menu ? Sans doute correspondait-il à ce que consommaient habituellement les vivants, puisque ces derniers devaient partager leur repas avec le disparu. Dans ces banquets, les éléments essentiels sont : les boissons, les aliments et les ustensiles (paniers, amphores, cruches ou gobelets) (fig. 2). Le poisson apparaît sur les tables d’offrandes funéraires qui accompagnent des tombes non chrétiennes, et ce, dans des régions où sa consommation ne pouvait être que très réduite, comme à Timgad. Lors de la construction de certains mausolées, il était parfois prévu d’annexer au monument un vignoble dont le produit serait spécialement destiné aux libations funéraires. Ainsi, au bord du désert saharien, la famille des Flavii de Cillium (Kasserine au sud de la Tunisie) ont réservé une parcelle de vignes dans le jardin entourant leur mausolée. Ces repas peuvent générer des excès de beuverie et Augustin, l’un des Pères de l’Église occidentale, reconnaît son impuissance à les faire cesser, même sur les tombes de martyrs chrétiens[1]. Il critique le sens que les contemporains donnent au repas : « aux yeux du peuple charnel et ignorant, ces beuveries et ripailles dans les cimetières » peuvent faire croire « non seulement qu’ils honorent les martyrs, mais soulagent les morts.[2] » Il souligne, avec ironie, que les hommes qui font de tels repas « rendent ainsi service à leur ventre et non aux âmes de leurs morts »[3] et qu’on ne fait ainsi que reprendre une tradition païenne, les parentalia[4]. Dans la Rome antique, les dies parentales ou « les jours ancestraux » était un festival de neuf jours en l’honneur des ancêtres de la famille, à partir du 13 février[5].
Le repas funèbre, un geste rituel fonctionnel
Le repas funèbre a une fonction juridique qui a pour finalité l’intégration de la famille du défunt dans la vie de la cité. Le partage sacrificiel effectué auprès de la tombe purifie la famille du contact avec la mort, c’est-à-dire qu’il la réinsérait dans la société des vivants. En même temps, le défunt entrait définitivement dans sa nouvelle demeure et acquérait son nouveau statut. Une fois la tombe fermée, le défunt rejoignait progressivement les dieux mânes, c’est-à-dire les dieux qui protègent les morts dans l’au-delà, et la famille endeuillée retrouvait peu à peu sa place parmi les vivants. La famille « souillée par la mort » (funestata) était progressivement purifiée (purgari), ce qui signifie que, d’un point de vue juridique, elle retrouvait son identité et sa capacité juridique, perdues au moment du décès de son proche, au sein de la cité. La personne défunte recevait également de nouveaux droits : celui, notamment, d’être protégée dans sa tombe par la cité et d’être régulièrement honorée. Ces honneurs la reconnaissaient comme un membre mort de la famille et de la cité, et comme une partie de la divinité collective des Mânes. Cette séparation entre le monde des morts et celui des vivants se traduit dans l’espace funéraire par le fait que la vaisselle du défunt était symboliquement détruite à la suite d’un repas funèbre. Dans la nécropole de Puputt, malgré le grand nombre de patères récoltées, aucune n’a été retrouvée intacte, toutes ont été brisées, parfois même simplement retournées puis écrasées sur le sol où leurs morceaux dessinent encore une forme complète. On a trouvé dans une tombe, un vase en sigillé, retourné et volontairement brisé, trace d’un geste rituel marquant ainsi symboliquement la séparation du mort d’avec le monde des vivants. On note aussi l’aspect très coloré des tombes avec des fleurs qui marquent la limite entre le monde vivant coloré et l’au-delà sombre, marécageux. C’est un message adressé aux vivants pour inviter à profiter pleinement de la vie. Sur le centre de la mensa de Satafis est dessinée une rosace à six branches. Sur une autre mensa du même lieu et datant de 342 sont représentées des guirlandes et des colombes. E. Bernand fait remarquer, à propos des inscriptions métriques d’Égypte, que ce ne sont pas seulement les survivants qui pleurent sur les morts, mais aussi les défunts qui formulent des souhaits pour les vivants. En particulier on relèvera : « Puissiez-vous demeurer perpétuellement sur la terre, aussi longtemps que j’habiterai la maison de Perséphone »[6]. Ce rituel alimentaire assurait la paix du défunt dans sa nouvelle demeure. Cette quête de tranquillité après la mort se manifeste dans les inscriptions funéraires par les formules suivantes : « hic bene quiescant » (qu’il dorme bien ici); « ossa tua bene quiescant » (que tes os reposent en paix), « opto sit sibi terra levis » (je souhaite que la terre te soit légère).
De nos jours, le souvenir de ces morts lointains n’a pas totalement disparu de l’espace et de la mémoire collective. Dans le langage de certains villageois en Tunisie, on conserve le toponyme « masoula » ou « msoula » appliqué à des mausolées ou, plus souvent, à des tumuli. Dans ses études sur l’architecture funéraire de Tunisie, l’archéologue N. Ferchiou a rapproché ce terme de « mausoleum ». Selon cette hypothèse, on est en présence d’un mot latin conservé dans le parlé local. Cette permanence dépasse, dans la mémoire collective, le cadre linguistique et persiste dans une pratique funéraire. En effet, les tumuli font souvent l’objet d’un culte populaire des saints (mzara, dérivé du mot arabe qui veut dire « rendre visite »). Ces banquets funéraires ont survécu et ont pris une grande importance dans l’antiquité tardive et furent christianisés et plus tard islamisés. En partant d’une expérience personnelle, lors de mes visites à la mémoire de mes grands-parents maternels au cimetière de Tunis, j’ai pu observer des familles en train de manger et boire avec joie autour de la tombe du défunt.
Le rituel du repas funéraire dévoile les rapports complexes de l’individu et de la communauté avec la mort. La célébration par les familles des banquets en l’honneur du défunt permet au mort de survivre dans la mémoire familiale et de ne pas sombrer dans l’oubli. La survie des morts ne dépendait pas seulement d’une volonté divine mais surtout de l’action des humains à travers les rites qui expriment l’émotion et les souvenirs d’une famille à la perte de l’un de ses membres, surtout quand il s’agit de la mère, bien illustré dans le témoignage épigraphique suivant :
A la mémoire d’Aelia Secundula. Tous, nous avons déjà assurément payé beaucoup, comme il convient; nous avons en outre décidé d’ajouter à l’autel de notre défunte mère Secundula une table de pierre, sur laquelle rappelant nombre de grandes choses qu’elle a faites, quand les mets auront été apportés les coupes et les couvertures, pour apaiser la blessure cruelle qui ronge en notre cœur, tard le soir, nous faisons des récits et louons notre chaste et bonne mère; vieille, elle dormit, celle qui nous a nourris. Tu gis, toujours sobre. Elle a vécu 75 ans. L’an 260 de la province, Iulia Statulenia a fait cela. (CIL VIII 20277; Satafis, Algérie)
Références
M. Beard, J.A. North et SRF Prix, Religions de Rome : une histoire, Cambridge University Press, 1998.
M. Bouchenaki, Les fouilles de la nécropole occidentale de Tipasa (Matarès), 1968-1972, Alger, SNED, 1975.
CIL : Corpus des Inscriptions Latines, TVIII, l’Afrique du Nord.
P-A. Février, « Le culte des morts dans les communautés chrétiennes durant le IIIe siècle », IX Congr. Inter. Arch. Chrét, Rome, 1975, 1978, vol 1, p. 211-274.
N. Ferchiou, « Architecture funéraire de Tunisie », in Monuments funéraires, institutions autochtones, IVe colloque international sur l’Histoire et l’archéologie de l’Afrique du Nord, (Pau 1993 [CTHS 1995]).
R. Guéry, La nécropole orientale de Sitifis (Sétif) : fouilles de 1966-1967, Paris, CNRS, 1985.
F. Khadra, « Nécropole tardive de l’antique Théveste : mosaïques funéraires et mensae», l’Africa romana, VI, (1988), p. 265-282.
Ph. Leveau, « Une mensa de la nécropole occidentale de Cherchel », Karthago, 18, (1978), p. 127-131.
J-M. Lassère, « Nécropoles, monuments et rites funéraires : période romaine. Bilan épigraphique », in Monuments funéraires, institutions autochtones, IVe colloque international sur l’Histoire et l’archéologie de l’Afrique du Nord, (Pau 1993 [CTHS 1995]), p. 103-109.
Tertullien, Apologétique, texte établi et traduit par J.-P. Waltzing, Paris, Les Belles Lettres, 2002.
Œuvres complètes de Saint Augustin, traduit pour la première fois sous la direction de M. Poujoulat et de M. l’abbé Raulx, Bar-le-Duc, 1864-1872.
[1] Augustin, La cité du Dieu, 8.27.
[2] Augustin, Lettres, 22.6 ; Tertullien, Apologétique, XXXIX, 17-19. L’auteur évoque la tradition de repas entre les chrétiens sans excès, précédé par une prière à Dieu.
[3] Augustin, Sermons, 361.6.
[4] Augustin, Confessions, 6.2.
[5] M. Beard, J.A. North et SRF Prix, Religions de Rome : une histoire, Cambridge University Press, 1998. p. 50.
[6] E. Bernand, Inscriptions métriques de l’Egypte gréco-romaine, Paris, 1969, p. 27.