Le yoga : deux voies deux mesures
Est-il possible aujourd’hui de parler de santé et de bien-être sans faire une quelconque référence, si petite soit-elle, au yoga? Ce mot indien de quatre lettres, aussi mystérieux qu’exotique, est devenu si courant qu’il semble limpide. On l’invoque, on le cite et on le vante, surtout lorsqu’il s’agit de discourir sur l’un |e ou l’autre des méthodes qui permettent d’échapper au stress quotidien et au bas ventre qu’il engendre. Tout va comme si le yoga était un soin palliatif tout indiqué et tout naturel aux symptômes d’une modernité moribonde. Bien des gurus, indiens ou autochtones, n’en diraient rien de moins. Il y a pourtant un hic. Comment le yoga, celui que l’on croit connaître, lui qui donne de belles courbes et un sourire serein, pourrait-il offrir quelque remède au quotidien éphémère du commun des mortels d’aujourd’hui, ceux qui chaque jour portent leur joug pour gagner leur pain, alors qu’il est lui-même devenu prisonnier d’une lubie capricieuse toute moderne, forgée dans une quête esthétique de jeunesse éternelle et de performance plus ou moins égoïste? Si le yoga a été interprété de multiples façons depuis ses origines en Inde ancienne, alors qu’il était pratiqué au sein de groupes restreints d’initiés, ses nouvelles moutures populaires peuvent-elles encore offrir quelques bénéfices notables? Je pense que oui, mais il faut savoir regarder au-delà des apparences et retrouver quelque peu de la valeur qu’il semble avoir perdu à travers sa toute récente marchandisation.
Si ce premier regard semble trop sévère, un simple clic sur un moteur de recherche Internet permet de constater en quelques images combien le yoga, aujourd’hui, perpétue le culte du corps jeune, beau et souple. Mais être beau n’est pas suffisant. Aujourd’hui, pour se sentir en vie, il faut s’offrir en compétition et en photographie. Avec le yoga moderne donc, la beauté se fait performance et la séance se donne des airs de spiritualité lorsque la posture parvient à figer la souffrance de l’effort dans un sourire immaculé que la photo vient cueillir. La chose est d’autant plus frappante lorsque l’on constate qu’au yoga se sont greffés de nouveaux auxiliaires, quasi inséparables, comme les centres de santé et de bien-être, les livres de croissance personnelle, les lignes de vêtements aguichants, les produits spécialisés des chaînes d’alimentation biologique, les voyages en Inde, les couvertures d’assurances, les recommandations du médecin, les ateliers d’équipes offerts par la compagnie, et même la porno. Pas si simple qu’il ne semble ce yoga… Il faut souffrir pour être beau et il est beau de souffrir avec le sourire. Après tout, grâce au yoga, si l’employé se sent plus heureux et qu’il performe mieux à son poste, où est le problème? Eh bien voilà : celui qui fréquente les sources indiennes anciennes, celles qui discutent et mettent de l’avant la figure du « yogin » (celui qui pratique le yoga), ne peut manquer de constater un certain paradoxe. Nulle part le yoga ne s’assimilait au culte de la beauté et du « fitness ». Si la pratique yogique était parfois discutée dans le contexte de ses effets physiques, il s’agissait généralement d’un effet secondaire qui, si souhaitable soit-il, n’était que subalterne, subordonné à un objectif plus vaste et plus essentiel, plus fondamental. Mais encore, où est donc le problème?
Le problème est que ces nouveaux attributs, avec leurs corollaires commerciaux, risquent justement de faire perdre au yoga ce qu’il a de mordant, soit sa capacité à mettre en perspective les aléas de l’existence mondaine, d’aujourd’hui, d’hier et de demain. S’il pouvait jadis offrir une paix quelconque dans un monde en constantes mutations et conflits, c’est que le yoga savait susciter une expérience en dehors des référents ordinairement associés à ce monde. Il savait radicalement questionner les fondations d’un ordre « socio-psychologique » établi sur un réseau de conventions toutes relatives qui, inévitablement, de fil en aiguille, ligotent l’individu à une chaîne sans fin de causes et d’effets, généralement pénible et dérivée d’une expérience cognitive défectueuse, couramment traduite en terme « d’ignorance » (avidya). Le yoga moderne, avec sa gymnastique complexe, arrive-t-il à relever le défi? Peut-être, mais j’en doute. Je m’explique.
Un premier constat : la littérature sur le yoga abonde et les opinions vont dans tous les sens. Il faut donc bien délimiter le champ de la critique. Mon point de vue, pour ce qu’il vaut, se fonde sur mes expériences et recherches en ce qu’il est convenu d’appeler « philosophies indiennes », expression à laquelle je préfère la suivante : « visions du mondes indiennes » (Indian Worldviews). Le pluriel est ici essentiel puisque la diversité est grande sur le vaste territoire des idéologies indiennes, un environnement culturel plurimillénaire. Lorsque l’on approche le yoga dans une perspective académique, disons dans le cadre d’études indologiques, il est normal de tenter d’abord de discerner la signification du terme dans sa langue d’origine, puis enfin ses applications ultérieures multiples.
Le mot «yoga », c’est bien connu, provient du sanskrit. Quatre siècles avant notre ère, le grammairien Pāṇini, une autorité incontournable encore aujourd’hui pour ce qui a trait à la langue sanskrite, s’attardait déjà à définir le terme. Dans son Dhātupāṭha, il mentionne deux racines verbales « yuj » qui permettent d’obtenir deux significations distinctes du même terme. L’une renvoie à l’idée de « joindre », l’autre signifie « samādhi », un terme technique que l’on traduit habilement par « enstase », une posture mentale stable et continue impliquant une concentration aigüe, sans distraction aucune, qu’il serait possible d’atteindre à force de pratique assidue et bien dirigée, selon une méthode que tente d’établir, entre autres, les Yoga Sūtra de Pātańjali. Beaucoup d’ouvrages modernes, surtout ceux qu’influencent la culture nouvel âge, s’affairent à discourir sur le sens de « joindre » ou « d’unir » qu’ils aiment à lire dans le mot yoga. Nombreuses sont les références à « l’union à dieu » ou à quelque principe spirituel. Pourtant, les sources sanskrites les mieux connues pour ce qui est de la pratique et de la théorie du yoga, soit les Yoga Sūtra et leur lignée de commentaires et d’écrits connexes, n’utilisent pratiquement jamais le terme en ce sens. Les commentateurs anciens, comme Vyāsa et Vācaspatimiśra, sont unanimes pour dire que, dans le contexte des Yoga Sūtra, « yoga » signifie « samādhi » d’abord et avant tout. On aperçoit déjà que le discours sur le yoga est un terrain miné où se rencontrent des vues multiples motivées par des intérêts variés. Devant une telle situation, afin d’éviter les ambiguïtés, il importe de bien cerner le sujet de notre analyse, de façon à pouvoir ensuite mieux discuter des développements qui s’en revendiquent.
S’il est vrai qu’il existe un texte datant plus ou moins du quatrième siècle de notre ère, les Yoga Sūtra, dont le sujet premier est le yoga, et qu’il soit à l’origine d’une tradition philosophique que plusieurs incluent aux nombres des grandes écoles de pensée « orthodoxes » de la culture indienne, en contraste avec les courants hétérodoxes comme le bouddhisme, le jaïnisme et les nombreux sceptiques plus ou moins matérialistes, la pratique du yoga semble remonter à une plus haute antiquité. Mais encore une fois, tous ne sont pas du même avis à ce propos. Parmi les experts, il est possible de dire qu’il existe deux courants majeurs d’interprétation quant aux origines et manifestations du yoga en Inde. Le premier courant a comme figure de proue le célèbre professeur roumain d’histoire des religions, Mircea Eliade. Selon cette perspective, nous apercevons ici et là, depuis la préhistoire, des éléments de pratiques cultuelles qui suggèrent une démarche yogique, notamment à travers les pratiques shamaniques qui suscitent divers états de transe. À toute fin pratique, il est possible de dire que pour ce courant d’interprétation, « le yoga est partout», dans le sens où il serait un système de pratiques spirituelles remontant à un temps immémorial, repérable sur une vaste étendue de territoire, allant de l’Asie centrale à l’Asie du Sud. À l’opposé, d’autres chercheurs comme Johannes Bronkhorst, professeur émérite à l’université de Lausanne, suggèrent que le yoga n’est rien de précis et de distinct avant l’arrivée, autour du huitième siècle de notre ère, du Brahmasūtrabhāṣya, un commentaire rédigé par le célèbre maître Śaṃkara, dans lequel la « yoga smṛti », soit la tradition philosophique relevant exclusivement du yoga, est mentionnée en relation avec les Yoga Sūtra. Sinon, le yoga en tant que système philosophique cohérent n’est nulle part mentionné de façon indépendante, mais toujours en lien avec une autre école de pensée, notamment avec le Nyāya-Vaiśeṣika dans l’Arthaśāstra de Kauṭilya (1.2.10). Ici, le Nyāya-Vaiśeṣika, qui propose une philosophie réaliste appuyée sur une méthode dialectique rigoureuse dont l’achèvement serait un savoir juste, capable d’éliminer la souffrance humaine, fruit d’erreurs cognitives, ne pourrait sembler plus étranger au yoga-gymnastique des modernes. Les traités de Nyāya présentent essentiellement des réflexions d’ordre dialectique et analytique. En bref, la perspective de Bronkhorst tend à suggérer que le yoga, en termes de courant philosophique distinct, n’existe nulle part.
Les deux approches ont leurs points forts et leurs faiblesses. Il n’est pas évident de trancher en faveur de l’une ou de l’autre des interprétations. Si le yoga n’est nulle part distinct, comment pouvons-nous en parler d’aucune façon raisonnable? S’il est partout, comment arriver à le distinguer d’autres courants de pensée et de pratique? Chose certaine, si la théorie philosophique distincte de l’école dite de « yoga » apparaît tardivement, il existe bien en Inde depuis des temps anciens une tradition d’exercices dont le but est d’affecter le mental humain d’une façon ou d’une autre. Ces pratiques devaient sans doute être accompagnées d’une certaine théorie concernant l’humain et sa place dans le cosmos. Quoiqu’il en soit, avec Patańjali apparaît un texte consacré au yoga, auquel se greffe une tradition de commentaires. On parle dès lors de « yoga classique ». Ce texte compile plus ou moins adroitement une multitude de réflexions antérieures qui, tout en avançant une théorie du psychisme humain, propose une pratique psychosomative dont le but est la pacification du mental ou, plus précisément, selon le sūtra : « le yoga est la cessation des fluctuations mentales » (yogaś citta-vṛtti-nirodhaḥ, Y.S. 1.2). On y retrouve entre autres l’influence d’une école de pensée connexe, celle du Sāṃkhya, mais aussi des traces importantes de la pensée bouddhique.
Qu’est-ce que ce texte nous apprend? Plusieurs choses certes, mais surtout que le yoga est d’abord une discipline psychologique à laquelle est subordonnée une multitude d’exercices orientés en fonction de leurs effets directs et indirects sur le flot naturel de la structure mentale humaine. Ces pratiques, bien qu’elles puissent parfois être complexes, peuvent être aussi simples qu’une saine hygiène corporelle quotidienne. En fait, le yoga invite à entreprendre chaque aspect de l’activité humaine dans une attitude de détachement, de « dépassionnement » (vairāgya). Il ne s’agit donc pas seulement de se vouer à la pratique (abhyāsa) de la stabilité (sthiti) mentale (voir YS 1.12), mais de tout faire en sorte, au quotidien, pour que le flot du mental s’écoule favorablement vers la contemplation de la nature véritable de l’être, sa conscience (puruṣa). Toute distraction qui détourne l’attention de cet unique objectif est jugée néfaste à la pratique yogique. C’est donc que l’ensemble de l’activité mondaine, motivée par des soucis d’ordres multiples, généralement égoïstes et rarement contemplatifs, est contraire au yoga. Le yogin, du moins celui qui s’inspire de Patańjali et de ses semblables, ne cherche pas à mieux performer au bureau et il accorde peu d’importance à son apparence physique, voire même à sa santé générale, du moins comme on la conçoit aujourd’hui. Il s’agit plutôt pour lui de faire la pleine expérience de sa pure conscience, hors de toute conceptualisation, libre de tout affect. Qui plus est, contrairement à la conception populaire moderne, la posture physique est un élément minime, plutôt secondaire, au sein de la démarche yogique. Haribhadra, un célèbre érudit de la tradition des Jaïns (qui pratiquaient eux aussi une forme de yoga) remarque dans son Yogabindu (YB 412), un texte qui discute justement des formes de yoga les plus efficaces, que « l’on atteint le meilleur type de yoga en employant son entendement de trois façons : soit en ayant recours aux écritures (āgamena), soit à l’aide d’inférence (anumānena), soit à l’aide des dispositions nées de la pratique de la méditation (dhyānabhyāsarasena). » Notons que Haribhadra ne mentionne aucunement le besoin d’enchaîner une suite rigide de mouvements dans une quelconque salutation au soleil. Il invite uniquement à l’étude des traités anciens, à la réflexion analytique et à la méditation assidue.
Les Yoga Sūtra discutent à peine de postures à adopter. Ils n’en mentionnent réellement aucune distinctivement. On y retrouve une position assise, plus tard associée à la posture du « lotus » (padmāsana), la position assise, jambes croisées et dos droit. Elle a l’avantage d’être simple, stable et de permettre au yogin de prendre une position fixe sur une longue période, sans avoir à trop se soucier de son corps par la suite. En préliminaires au yoga proprement dit, il faut pacifier le corps, ce qui inclut la fermeture des cinq sens externes, mais il est aussi nécessaire de vivre selon une éthique paisible et saine et d’éviter les comportements et émotions qui risquent de perturber l’esprit. Ce n’est qu’ensuite qu’il devient possible de s’attaquer aux mouvements psychologiques « internes », le véritable défi. Justement, il est dit que le « vrai » yoga commence dès lors que les sens externes ont été pacifiés, clos, qu’ils ne posent plus aucun obstacle à l’observation du flux mental et que l’esprit arrive finalement à se poser sur un objet de concentration unique. Ce niveau de concentration, cette présence d’esprit sans distraction, faut-il le dire, rompt avec les habitudes mentales ordinaires, sans cesse tiraillées, vacillant continuellement d’un objet d’attention à un autre. Quiconque fait l’expérience de maintenir un discours cohérent de plus de quinze minutes devant une assemblée plus ou moins nombreuse sait combien il n’est pas évident de maintenir l’attention d’un public moyen. Avec l’arrivée d’Internet et des multiples outils électroniques, certains craignent que la capacité d’attention générale des jeunes, donc des futurs adultes, diminue davantage. Notons à ce propos que l’American Psychiatric Association estime que 11% des jeunes de quatre à dix-sept ans, aux États-Unis, souffrent de déficit de l’attention ou de désordre hyperactif (ADHD). Pour un adulte, il est dit que la durée moyenne de concentration se situe entre 15 et 20 minutes, voire jusqu’à 40 minutes selon d’autres (Christian Bégin, 1992). Quoi qu’il en soit, maintenir sa concentration, sans vaciller, pour plus de soixante minutes, relève de l’exploit. Le yoga philosophique tente de rendre compte de ce phénomène tout en offrant des outils pour développer une présence mentale accrue. Ultimement, le yoga propose de faire l’expérience immédiate et prolongée de la pure conscience, libérée de toutes ses contraintes psychosomatives. La gageure n’est certes pas petite. Mais c’est justement là qu’à mes yeux se révèle tout le potentiel de la démarche : oser franchir les paramètres restrictifs d’une série d’habitudes mentales qui autrement se soumettent trop facilement aux dictats de conventions qui, de par leur nature, limitent plus qu’elles ne libèrent le potentiel humain. Bref, le yoga propose de libérer la conscience humaine de l’emprise des projections mentales et des souffrances qu’elles font naître. Qu’y-a-t-il de plus difficile que de changer de vieilles habitudes? Combien confortables les vieilles chaussettes…
Pourquoi alors tout cet ensemble de mouvements complexes que l’on pratique aujourd’hui dans les centres de yoga? Pourquoi ne pas tout simplement apprendre à s’asseoir, à se recueillir et à observer son flux mental? La question est recevable mais la réponse n’est pas si simple. Tout un nexus d’événements socio-historiques est à prendre en considération avant de pouvoir oser une réponse. Il existe déjà de nombreux ouvrages de qualité sur le sujet. Je pense notamment aux livres de Stuart Ray Sarbacker (2015), de Mark Singleton (2010), Elizabeth DeMichelis (2004) et de Joseph S. Alter (2004). Dans son Yoga Body : The Origins of Modern Posture Practice, Singleton observe que les sources indiennes anciennes n’offrent aucun témoignage d’une tradition de postures orientée vers la santé et le « fitness » comme c’est le cas aujourd’hui. Il remarque plutôt combien cette conception populaire a été mise de l’avant tout récemment, notamment par la confluence du nationalisme indien, des développements de la culture physique (bodybuilding) européenne telle que mise de l’avant dans les YMCA et de la gymnastique féminine en Europe et en Amérique. Peu de chose à voir donc avec le yoga de Patańjali. L’étude de ces divers mouvements culturels orientés vers la performance physique permet à Singleton de retracer l’origine des formes de yoga populaires aujourd’hui, comme l’Ashtanga, le Bikram et le Hatha yoga. Bien sûr ces nouvelles moutures se revendiquent d’une tradition plus ancienne, remontant au Hatha yoga, voire aux Yoga Sūtra, sans doute pour mousser leur crédibilité, mais il faut savoir prendre ces dires avec un bémol. Les textes sur le Hatha yoga, de plusieurs siècles postérieurs aux Yoga Sūtra, proposent certains exercices physiques à exécuter. Leurs liens avec les routines de mouvements modernes sont toutefois ténus. Ces textes orientent toujours la pratique physique vers l’expérience du samādhi, comme quoi corps et esprit font un. Il suffit ici de retenir que la discipline physique, en contexte de yoga classique, ne prend pas la même importance qu’en contexte moderne. Dans le yoga classique, la posture n’est qu’un des moyens envisagés pour parvenir à la quiétude. Plus d’importance est donnée par exemple à l’adoption d’une conduite éthique saine et paisible. Rien n’empêche toutefois un adepte du yoga moderne de suivre certains préceptes éthiques et plusieurs centres en font la promotion mais, de façon générale, la mode tourne autour du corps et de son bien-être. C’est pourquoi lorsque la question est soulevée, à savoir si la pratique du yoga peut être exercée sans conflit dans le contexte d’un ordre religieux étranger, par des chrétiens catholiques par exemple, il faut d’abord savoir de quel yoga on parle. Le yoga posture, plus gymnastique qu’autre chose, ne pose aucun danger sérieux puisque de façon générale il ne remet pas en question l’état du monde et n’a de projet humain que la santé et le bien-être. Le yoga philosophique par contre, celui de Patańjali et des nombreux autres yogins, autant hindous, jaïns que bouddhistes, s’inscrit dans un projet humain qu’il n’est pas aisé d’assimiler au sein d’autres traditions religieuses et philosophiques. Je ne dis pas que le projet est impossible, nombreux sont ceux qui ont tenté une telle expérience, notamment Henri Le Saux, ce moine bénédictin français du siècle dernier, initié à l’école de l’advaita vedānta (enseignements brahmaniques de la non-dualité) sous la direction de Sri Ramana Maharshi. Son touchant témoignage rappelle toutefois que la tâche n’est pas aisée.
Le yoga posture continue de se développer et de gagner en popularité. Les spécialistes en parlent en termes de « MPY » (Modern Postural Yoga). Il s’offre à tous et s’adapte tant aux conditions des enfants de bas âges, des femmes enceintes, des gens atteints de maladies graves, que des personnes âgées. Je ne saurais décourager quiconque s’engage à en explorer les bénéfices. Je trouverais par contre dommage que cette mode en vienne à faire ombrage à l’ambitieux projet du yoga classique. Le yoga posture dirige la consommation de ses adeptes vers des choix plus sains certes, mais s’y sont greffées de nombreuses gammes de produits coûteux et un certain mode de vie élitiste. Quelqu’un, quelque part capitalise le yoga pour son propre bénéfice. Dans cette perspective, le yoga posture devient simplement un autre mode de consommation, un mode de vie moderne, qui perpétue le cycle de l’offre et de la demande. De son côté, le yoga classique s’attaque au cœur du problème, la source même du désir. En mettant de l’avant une éthique de détachement il propose un habitus social simplifié et efficace que l’on a tendance à volontairement oublier dans nos discours sur l’environnement et la paix sociale. Pourtant, consommer moins c’est déjà consommer mieux; jalouser moins, c’est déjà aimer mieux. Au-delà du commerce et des avantages sociaux, le yoga classique a aussi l’audace de proposer une quête fondamentale : l’exploration de la conscience humaine. Malgré toutes nos technologies modernes, l’actualité nous le rappelle, sur le plan de la conscience nous sommes encore des brutes. Sans trahir Socrate, serait-il possible d’être à la fois sage, beau et en santé?