Le village de Ba Trúc et la nouvelle religion Tứ Ân Hiếu Ngĩa
Lors de mon voyage au Vietnam, j’ai pu visiter le village de Ba Trúc[1][2]. J’ai seulement pu y rester une heure. Dans ce village, j’ai eu l’occasion de découvrir, entre autres, le temple de Phi Lai (Phi Lai Tự), fondé par Ngô Lợi en 1887, dans lequel j’ai assisté à une prière de purification. Dans cet article, je décrirai, en quelques mots, le village de Ba Trúc et, ensuite, j’aborderai en détails le temple de Phi Lai, son fondateur, et terminerai par la description de la nouvelle religion Tứ Ân Hiếu Nghĩa.
Village de Ba Trúc
Le village de Ba Trúc fut marqué à jamais par le régime de Pol Pot et des Khmers rouges[3]. Entre 1975 et 1978, il arrivait régulièrement aux Khmers rouges de traverser les frontières vietnamiennes pour y massacrer la population peu importe le sexe ou l’âge. Le village de Ba Trúc fut grandement touché par ces actes barbares. Selon les autorités vietnamiennes, plus de 3000 personnes furent massacrées et torturées. Comme vous pouvez le voir sur le vidéo ci-dessous, les crânes de toutes ces victimes ont été exposés dans une vitrine temporaire près du temple Phi Lai, rassemblés par les familles.
Lors de ma visite, la population de Ba Trúc était en train de construire un temple en forme de lotus qui permettra d’accueillir en permanence tous ces crânes. Il m’est impossible, pour le moment, de spécifier quel sera le nom de ce nouveau temple. À côté de ce nouveau bâtiment, il y a le temple de Phi Lai qui sert à deux choses. Premièrement, le temple est un lieu de commémoration des victimes, puisque c’est à l’intérieur de celui-ci qu’elles ont été massacrées. Deuxièmement, le temple sert aussi à purifier l’âme des morts en attendant la construction du nouveau temple, où seront accueillis les crânes, une fois purifiés. Selon une croyance locale, l’âme des morts est prise dans ce temple et refuse de « quitter» le monde terrestre. L’esprit des victimes hanteraient ainsi encore ce lieu. Cela n’est pas surprenant quand les affiches qui sont sur les murs indiquent que les tâches rouges qui sont présentes sont le sang des victimes[4].
Comme on peut le voir sur les photos ci-dessous, il y a des autels partout dans le temple. Ceux-ci permettent de rendre culte aux divinités taoïstes. À chaque autel, il y a le nom de la divinité correspondante et le nombre de prières ou de génuflexions qu’il faut leur adresser. Dans la vidéo, on voit, d’ailleurs, un prêtre en train de prier devant l’autel principal dédié à l’Empereur de Jade. Il prie pour que les âmes des morts puissent reposer en paix et se réincarner. Malheureusement, il y a trop de bruit dans la vidéo pour que je puisse tout traduire ce que dit le prêtre. J’ai seulement compris ce passage : « […] délivré ces âmes […] ».
La nouvelle religion Tứ Ân Hiếu Nghĩa
Durant le XIXe siècle, le Sud du Vietnam a vécu la famine et de nombreux conflits avec le gouvernement vietnamien et le régime colonial français. C’est dans une atmosphère tendue que sont nés des mouvements de rébellions populaires, principalement composées de paysans. En ce qui concerne la religion, de nouveaux mouvements ont émergés sous l’influence du moine bouddhiste Đoàn Minh Huyền[5], fondateur du mouvement Bửu Sơn Kỳ Hương (signifiant parfum miraculeux de la montagne précieuse). On trouve au sein de ce mouvement, des préceptes bouddhistes et taoïstes, des croyances millénaires et des superstitions locales (tels que l’âme qui reste prise sur terre si le culte rendu est mal ritualisé. Parmi les nouveaux mouvements religieux, il y a la secte néo-bouddhique Hỏa Hỏa et la religion caodaïsme qui sont plus connues en Occident. D’autres, comme le Tứ Ân Hiếu Ngĩa, qui nous intéresse ici, sont peu connues.
Ce mouvement religieux a été reconnu tout récemment, le 16 juin 2010, par le gouvernement communisme vietnamien. On connait d’ailleurs la secte Tứ Ân Hiếu Ngĩa sous le nom Dao tho Ong Ba, où Ong ba signifie « grand-parents, ancêtres ». Ce mouvement compte environ 78 000 membres, répartis dans différentes régions du Sud du Vietnam[6]. La maison mère est le temple Tam Bửư construit en 1882, situé à quelques kilomètres du temple Phi Lai, construit en 1887. Ces temples sont connus par leur appellation Tam Bửư-Phi Lai.
La secte de Tu An Hieu Nghia a été fondée par Ngô Lợi, aussi connu sous le nom de Đức Bổn Sư[7] au mois de mai 1867. Nous n’avons pas beaucoup d’informations sur la vie du fondateur, en raison du manque de source et du peu d’écrits en lien avec sa vie[8]. Ngô Lợi s’est inspiré des enseignements de Đoàn Minh Huyền, fondateur du mouvement Bửu Sơn Kỳ Hương. Đoàn Minh Huyền était natif dans la ville de Sadec[9], dans le Sud du Vietnam. Il était moine bouddhiste amidiste. Durant une grande partie du XIXe siècle, ce moine passait sa vie à guérir les malades, il venait en aide aux pauvres et aux démunis et il enseignait les gens à suivre et à respecter les préceptes d’une forme de bouddhisme renouvelé. Sa notoriété lui a valu le titre de Phật Thầy Tầy An, qui signifie en français « Bouddha maître de la paix de l’Ouest ». Il a encouragé « […] ses congénères à vivre dans la compassion bouddhique, à mettre en pratique sa morale d’autoperfectionnement (tu thân) et à respecter les quatre reconnaissances (Tu an) envers leurs ancêtres, leur nation, le Triple Joyau bouddhique et l’ensemble de l’humanité » (Bourdeaux 2005 : 121). (J’aborderais la question des quatre reconnaissances plus en détails ci-dessous.) Inspiré du grand mythe bouddhique de Maitraya[10], il enseigne à ses disciples qu’afin d’accueillir le futur Bouddha (Maitrya), seuls les plus vertueux seront choisis pour assister au Congrès de la fleur du Dragon, qui va avoir lieu sur la Montagne précieuse (Bửư Sơn). La venue de ce dernier annoncera le début d’une nouvelle ère de paix (kỳ hương) (Hue Tam 1988 : 161-162). Le site du gouvernement vietnamien et les autres sources que j’ai consultées n’expliquent pas comment Ngô Lợi est entré en contact avec Phật Thầy Tây An, alias Đoàn Minh Huyền. Il reste que les enseignements de ce dernier ont influencé plusieurs fondateurs de nouvelles religions vietnamiennes, notamment le fondateur du culte Tứ Ân Hiếu Ngĩa. Après avoir participé à des mouvements contre la colonisation française, Ngô Lợi consacra le reste de sa vie à guérir les malades comme Đoàn Minh Huyền et à enseigner aux villageois et aux paysans les préceptes du culte Bửư Sơn Kỳ Hương. En 1870, il reçut le titre honorifique de Đức Bổn Sư, grâce à ses bonnes actions et à ses enseignements. Ngô Lợi a continué de prêcher sa religion dans différents villages de la province d’An Giang jusqu’à sa mort en 1890.
L’enseignement central de Tứ Ân Hiếu Ngĩa tourne autour des quatre reconnaissances (Tu An) mentionnées ci-dessus. Les définitions suivantes proviennent du site Internet des Affaires interreligieuses du gouvernement vietnamien[11] :
- Reconnaissance envers les ancêtres : savoir respecter ses ancêtres, ses parents, puisque sans eux, nous ne serons pas au monde. Ils nous ont nourris, hébergés, éduqués. Ainsi, il faut leur obéir.
- Reconnaissance envers la patrie. L’homme est né sur la Terre. C’est sur cette Terre qui a donné naissance à nos ancêtres et nos parents. Il faut donc le protéger des invasions étrangères ou de toutes autres menaces.
- Reconnaissance envers le Triple Joyau bouddhique. Le Triple Joyau bouddhique est : 1) le Bouddha; 2) le Dharma; 3) la Sangha. L’individu doit suivre l’exemple du Bouddha pour pouvoir atteindre l’éveil (travail sur la compassion). Il se doit aussi de suivre le Dharma, c’est-à-dire les enseignements du bouddha, soit les quatre Nobles vérités. et de rester solidaire avec la communauté (Shanga).
- Reconnaissance envers la communauté ou l’humanité. Ici, prône le respect des autres et l’harmonie sociale.
Outre ces préceptes, les membres de Tứ Ân Hiếu Ngĩa intègrent aussi des enseignements provenant d’autres traditions religieuses, comme le taoïsme et le confucianisme. À la première, ils vont emprunter la cosmologie taoïste et les concepts qui lient l’homme à l’univers. « Pour le taoïsme, l’homme fait partie intégrante de la nature, et en cette qualité, il doit vivre en harmonie avec le reste de l’univers» (Dorais 2012 :270). Ce concept, emprunté au taoïsme, a pour objectif de renforcer les liens entre les communautés. Plus encore, toujours dans la vision du taoïsme, l’homme, comme tous les êtres vivants (plantes, animaux, etc.), possède des âmes (via) multiples. Ces âmes vont se détacher du corps de l’individu à sa mort. D’où l’idée de bien rendre culte aux morts afin que leurs âmes ne se dispersent pas dans la nature et qu’elles n’hantent pas le monde des vivants. Quant au confucianisme, les Vietnamiens reprennent les concepts de la piété familiale qui vient solidifier le culte des ancêtres pratiqué depuis toujours au Vietnam. Enfin, de ces trois traditions religieuses (tam giao), les membres vont intégrer une série de cultes et de superstitions populaires (talisman magique, pouvoir de guérison, culte du héros divinisé, etc.).
Pour conclure, disons que le XIXe siècle fut une période marquante pour l’histoire du Vietnam. Le régime colonial français, les conflits avec l’État, ainsi que la famine et la misère de l’époque ont fait émerger dans la région sud-vietnamienne une multitude de nouvelles religions, comme celle que je viens de présenter. La religion Tứ Ân Hiếu Nghĩa, qui est encore nouvelle, a été reconnue tardivement par le Parti Communisme vietnamien. Si les éléments présentés ci-dessus permettent de mieux connaître ce nouveau mouvement religieux, en raison de sa récente acceptation et du peu de sources (qui proviennent d’ailleurs principalement que des autorités vietnamiennes), il serait intéressant de poursuivre nos réflexions afin de mieux comprendre l’influence de cette religion dans la région sud-vietnamienne. Parmi les nombreuses stratégies de renforcement de la cohésion nationale, le gouvernement vietnamien encourage toute nouvelle religion qui contribue à la « santé morale » de la société. Il encourage notamment ses représentants à participer à tout culte qui rend hommage à la nation et aux sauveurs de la patrie (Brocheux 2011 : 243). Est-ce que les pratiquants du Tứ Ân Hiếu Ngĩa s’inscrivent dans cette lignée ?
[1] S’écrit aussi Ba Chùc. [2] Je tiens ici à remercier mon cousin Vinh de m’avoir fait visiter une grande partie du sud du Vietnam. Lors de ce voyage, il m’a amené visiter plusieurs villes du sud : Hà Tiên, Cà Mau et le village de Ba Trúc, dans la province d’An Giang. [3] Il existe peu de recherche sur ce village. Voici une des rares sources qui en font mention : Edward C. ODOWD. Chinese Military Strategy in the Third Indochina War: The Last Maoist War. Routledge. 2007. 250 p. [4] Selon moi, ces taches rouges semblent être de la peinture. Cependant, selon les résidents auxquels j’ai pu demander la question, ils sont convaincus que ce sont des vraies taches de sang. [5] Pour une analyse sur Đoàn Minh Huyền et le bouddhisme millénarisme au Vietnam, voir Hue Tam Ho tai. “Perfect Word and Perfect Time: Maitrya in Vietnam”. In Maitreya and the Future Buddha. Alan SPONSBERG and Helen HARDCAGE (ed.). Cambrige University Press. 1988. pp.151-170. [6] Le Tứ Ân Hiếu Ngĩa est présent dans différentes régions : An Giang, Dong Thap, Can Tho, Vinh Long, Tra Vinh, Tien Giang, Kien Giang,et Ba Ria-Vung Tau. [7] D’après les sources trouvées, Ngô Loi semble posséder de nombreuses appellations. Voici les principales : Ngo Vien, Cao Van Do, Bay Do, Nam Thiep. [8] Parmi les rares sources universitaires qui en font mention, nous pouvons compter sur les travaux de Pascal Bourdeaux, spécialiste du Vietnam et le site du département des Affaires religieuses du gouvernement vietnamien. Les sources internet comme Wikipédia (en vietnamien) sont à prendre avec précaution. [9] Sa Dec anciennement Psar Dèk. [10] Selon les mythes bouddhiques, il y aurait trois Bouddhas. Le premier serait Dipenka, le Bouddha du passé. Le deuxième est le prince Gautama Shakayamuni, le Bouddha du présent. Il est celui que nous connaissons le mieux. Et enfin, il y a Maitreya , qui est celui de l’avenir. Pour une représentation sur le culte du Maitreya à travers différents pays asiatiques (Korée, Vietnam, Japon, etc.), voir Alan SPONSBERG et Helen HARDACRE Maitreya and the Future Buddha. Cambridge University Press. 1988. 322 p. [11] Tran,Minh Thu. « Doi net vê dao Tu an Hieu Ngia » [consulté le 15 octobre 2014].