Le royaume interdit du Mustang
Situé à la lisière du Tibet, le Mustang, habité par une population regroupant environ 6000 habitants de langue et de culture tibétaine, les Lopa, était jusqu’à tout récemment un royaume bouddhiste indépendant de 2563 kilomètres carrés circonscrit à l’intérieur du royaume hindou du Népal. Sa souveraineté a échu en 2008 avec l’avènement de la République démocratique du Népal, suite au renversement de la monarchie népalaise, conséquence de dix années (1996-2006) d’une guerre civile meurtrière déclenchée par un mouvement communiste d’allégeance maoïste (CPN).
Le Mustang tire son nom du tibétain « smon-thang », pour « plaine fertile ». Il est aussi connu dans les annales tibétaines comme le Royaume de Lo, soit le Royaume du Sud. Sa capitale, Lo Manthang, a été fondée en 1380 sur un plateau rocheux à 4000 mètres d’altitude par Amapal, un chef de clan originaire du Tibet, qui supervisa l’érection de son enceinte fortifiée et de plusieurs autres structures toujours visibles aujourd’hui. Lo Manthang est d’ailleurs la dernière cité fortifiée de l’Himalaya. Elle se trouve sur la grande voie de communication qui relie le Plateau tibétain à la vallée du Gange, une route commerciale particulièrement importante pour le transport du sel. La capitale est un véritable conservatoire de traditions et de cultures d’Asie centrale et du Tibet. Aujourd’hui, la ville compte près de 800 âmes réparties dans 185 maisonnées, bien que la majorité d’entre elles quitte les lieux pour des cieux plus cléments une fois l’hiver venu et le tourisme éteint. Le mur d’enceinte, les temples de Thubchen et de Champa ainsi que le complexe monastique de Choede et le palais royal ont fait l’objet d’une campagne de sauvetage et de restauration entreprise en 1998.
On parle souvent du « royaume interdit du Mustang » en référence au fait que la région ne se soit ouverte au tourisme qu’en 1992. Mais bien qu’il soit désormais possible, le tourisme au Mustang demeure contrôlé et dispendieux. Le permis d’entrée est de 500 dollars (US) par personne pour dix jours. On estime à un millier le nombre annuel de visiteurs. Comme pour le voisin royaume du Bhoutan, les limites imposées au tourisme visent à préserver l’environnement et la culture de la région, où le bouddhisme du vajrayāna (le véhicule adamantin), soit un bouddhisme tantrique d’influence tibétaine, est la religion dominante. Cette forme ésotérique de bouddhisme, d’origine indienne, maintient des éléments doctrinaux du bouddhisme du « grand véhicule » (mahāyāna), comme la cultivation de la compassion et la perception de la vacuité, tout en intégrant des pratiques cultuelles partagées avec d’autres courants religieux hindous, en particulier avec le shivaïsme du Cachemire. On y distingue certains éléments rituels caractéristiques comme la récitation de mantras, la dévotion à des figures saintes, parfois aux allures courroucées sinon quasi démoniaques, et des pratiques contemplatives yogiques plus ou moins complexes. Aussi, on insiste sur la transformation des émotions perturbatrices, mises à contribution du développement spirituel, ce qui diffère des méthodes préconisées par les autres véhicules d’enseignement bouddhiques, où l’adepte est généralement appelé à renoncer à ces émotions.
Pour celui qui sait marier la beauté du paysage et la richesse symbolique des artéfacts culturels qui ornent le territoire, tout en méditant ses anciennes légendes, le Mustang offre une aventure à multiples paliers. Il arrive de se croire hors du temps, de se voir arpenter les sentiers d’anciens magiciens et yogis comme Padmasambhava (tib. Guru Rimpoche), un maître bouddhiste plus légendaire que réel qui aurait contribué à l’établissement au Tibet, au huitième siècle, du premier monastère bouddhiste, sous l’invitation du roi Trisong Detsen, avant de se rendre ensuite au Mustang. Il aurait subjugué les démons qui faisaient obstacle à la construction du site. Ce maître du tantra que l’on représente parfois chevauchant un tigre, ou autrement assis, les yeux sauvages et courroucés, portant un long trident, est dit être le fondateur de la plus ancienne des sectes du bouddhisme tibétain, l’école Nyingma (lit. « ancienne »). Lui sont attribués de nombreux pouvoirs magiques et réalisations spirituelles. Sa lutte contre les esprits malins du Tibet ne fut pas de tout repos. Il a dû pourchasser le démon vers l’Ouest et pénétrer le Mustang, où le démembrement de son démoniaque opposant laissa sa trace sur les rouges montagnes. Ses organes dépecés contribuent encore aujourd’hui au tumultueux panorama. Le plus ancien monastère du Mustang, Lo-Ge-Kar, aurait été fondé par l’illustre maître sorcier lors de ce passage au huitième siècle, tout comme la grotte de Rangbyung où il se serait arrêté pour méditer. Le jeune moine ermite qui entretient l’endroit en solitaire ne manque pas de montrer aux visiteurs les nombreuses « apparitions spontanées » d’images sacrées sur les parois de la grotte et de discuter du phénomène étrange qu’est cette énorme pierre centrale qui ne cesse de prendre de l’expansion, une sorte de formidable stalagmite qui prend l’allure d’un amas géant et hallucinant de cire fondue. Il s’agirait évidemment d’un autre miracle de Padmasambhava. Peu importe que l’on ait la foi, lier la légende à l’espace, sentir l’air qu’a respiré le divin personnage, voir ses pieds gravés dans le sol, les divinités qui sortent de la pierre, comme par magie, a de quoi faire oublier le temps qui passe et d’autres mondains soucis. Sur le coup, on se sent en pèlerinage, en quête d’un monde oublié, à l’orée du mundus imaginalis, de l’enfant en soi.
Malgré la présence de ces quelques sites consacrés à la tradition Nyingma, la secte tibétaine la plus importante de la région est celle nommée Sakya (tib. Sa skya). Il faut savoir que le bouddhisme tibétain se divise en quatre branches principales qui se partagent les enseignements de différentes lignées de maîtres. Le Dalaï Lama, par exemple, est le chef de la secte la plus jeune, celle des Gelug (tib. Dge lugs), qui portent le bonnet jaune, une couleur sensée rappeler la pureté morale de cette école. Les Sakyapas retracent leur lignée à l’excentrique et glouton yogi et mahāsiddha indien du neuvième siècle, Virupa, instigateur de la pratique tantrique du « lamdré » (tib. Lam bras), un enseignement ésotérique de yoga et de méditation en cinq étapes selon lequel le saṃsāra (le cours commun de l’existence mondaine et souffrante) et le nirvāṇa (la cessation de toute souffrance par la perception immédiate du réel) sont indissociables. En d’autres mots, la voie spirituelle et ses fruits seraient identiques.
C’est donc dire que toute la région est pénétrée d’une spiritualité tantrique au symbolisme puissant et complexe. À titre d’exemple, au centre de l’autel du temple du complexe monastique de Choede, à Lo Manthang, aux côtés du bouddha Shakyamuni (le Bouddha historique) trône l’imposante et belle forme de Vajrasattva, une figure majeure du bouddhisme tantrique tibétain et népalais (newari) – à titre d’information, la culture newari combine brahmanisme et bouddhisme en une synthèse unique au Népal. Cette spiritualité, quand elle ne se révèle pas à travers les murmures des prières de vieillards, tournant leur moulin à prières ou agitant leur chapelet, se révèle sur les autels décorés de chaque foyer, bien à la vue, bien garnis d’offrandes et d’images. Elle se voit aussi sur les drapeaux de prière multicolores qui chapeautent chaque passe de montagne, sur les stupas (à la fois reliquaires et représentations cosmiques) qui trahissent la présence de la vie en ces horizons inhospitaliers, ou encore sur les moulins à prières publics, plus ou moins gros, encastrés dans les murs craquelés des villages. Le Mustang se vante aussi d’avoir le plus long mur de pierre « mani » d’Asie, donc du monde. Ces pierres sont gravées du mantra « om mani padme hum », la formule de paix et d’illumination spirituelle du bodhisattva Avalokiteshvara, le saint bouddhiste de la compassion universelle. Malheureusement, ce mur a été endommagé par le puissant tremblement de terre de l’an dernier. Le séisme dévastateur, surtout aux alentours de Katmandou, a laissé une empreinte sensible dans la psyché traumatisée de la population népalaise. Chacun raconte son histoire, de mort et de miracles. Au Mustang, il n’est pas rare de voir ici et là l’effigie d’un saint patron tibétain, Thang Tong Gyalpo, considéré habile en architecture, parce qu’il a jadis conçu plusieurs ponts de chaînes solides. Aux côtés de son image, on peut lire une formule mantrique à réciter pour se protéger en cas de séisme. Si l’on ne peut s’offrir le luxe de murs d’acier, il est toujours bon d’avoir une foi à toute épreuve. De toute façon, malgré l’incroyable survie d’une culture qui se laisse croire immortelle, au cœur de ce paysage himalayen aux proportions titanesques, les paroles du Bouddha font écho au quotidien : « Tout est impermanent. »
L’hospitalité des gens du Mustang est remarquable. Évidemment qu’ils profitent des gains du tourisme, mais il y a plus. Leurs yeux perçants et leur charpente robuste, formée aux ouvrages naturels, ont quelque chose de réconfortant. En ce lieu aride et difficile, l’on ne peut qu’être étranger, de passage. Tout de ce monde nous semble indigène, quasi hostile. Mais ces gens bien réels, bien vivants, comme de nobles protecteurs, de véritables hôtes, nous invitent aimablement au repos, alors qu’eux travaillent sans relâche. Qui connaît quelques bribes d’hindi ou de tibétain, voire de népali, pourra échanger quelques converses d’usage, malgré la différence des dialectes, et voir jaillir le véritable trésor de cette terre lointaine, le sourire généreux de ses habitants.