La burqa invisible
Le 23 septembre dernier, un journaliste de la ville de Québec a été contraint de verser 7 000 dollars en dommages moraux à un couple musulman pour avoir photographié la femme vêtue d’un niqab dans un marché public de la ville. Mihai Claudiu Cristea, journaliste et éditeur pour le journal Les immigrants de la capitale, a été amené en Cour par le couple qui réclamait 150 000 $ en dédommagement. Je vous invite à aller voir la page du journal pour y lire sa version des faits.
Je suis navré que l’éditeur du journal ait dû traverser cette histoire loufoque et surtout navrante depuis décembre 2012 (car une entente à l’amiable aurait été conclue juste avant la poursuite), mais je ne peux rester passible devant des propos comme ceux de M Frédéric Bastien au sujet de la femme voilée sur son blogue de L’actualité.
Citons un peu.
Il s’agit de faire du prosélytisme en affichant une vision sacrée du monde, celle de l’islam, partagée uniquement par les adhérents de cette religion. La femme, source de tentation et de péché pour l’homme, se couvre du niqab. Elle démontre ainsi sa pureté, sa piété et sa conviction. Elle envoie également un message fort à tous ceux qu’elle croise, en particulier aux musulmanes non pratiquantes. Je suis pure, pas vous.
Quoi? Ce que mentionne M Bastien concerne une tradition qui n’a rien à voir à l’islam, une tradition qui est massivement visible principalement dans un seul pays. L’Arabie Saoudite est sévère quant à sa conception de la femme et encore là, ce n’est pas la population entière qui y adhère. Et si porter un bout de tissu par conviction c’est du prosélytisme, je me demande ce que son blogue est (et le mien d’ailleurs)!
En ce sens, porter un voile ou un niqab dans un lieu public est exactement le contraire d’un geste privé.
Donc, dès que nous sommes en public, notre identité devient quelque chose appartenant au domaine public ipso facto? Si je marche dans un marché public avec une syphilis dans le visage, en quelle façon ma syphilis n’est-elle plus une affaire de vie privée? Après tout, c’est moi qui ai mal et pas les autres. C’est MA maladie. « La syphilis est une maladie transmissible! »? Soit, est-ce que l’islam est une maladie? « Non » : pourquoi tomber de sa chaise? « Oui » : on a donc ici affaire, à mon avis, à un problème de perception des mécanismes de transmissions des croyances et des valeurs, mais aussi des mécanismes d’adhérences aux « institutions » (l’islam peut-il être vraiment calif-ier1 d’institution? Autre débat!).
L’islam n’est pas une vision sacrée du monde, c’est une manière de VIVRE le monde. Le mot islam veut d’ailleurs dire « soumission [à Dieu] ». Et la vision du monde conçue par les musulmans n’est pas trop loin de la vision du monde des adhérents du christianisme et du judaïsme, car après tout, l’islam se conçoit comme étant à la suite [logique] du christianisme, qui suit aussi le judaïsme. Rejeter cette vision du monde revient donc, selon moi, à rejeter son propre paradigme d’existence dans le monde. Qu’on soit croyant, agnostique ou athée, nous appartenons à l’univers judéo-chrétien qu’on le veuille ou non.
Constater que le droit à la vie privée n’a rien à faire ici relève de l’évidence la plus élémentaire. Sur quelle planète vit donc alors Marc Paradis, le juge qui est en cause ici ? Sa décision est tellement absurde qu’il est difficile de ne pas y voir les signes de l’idéologie antiraciste qui imprègne les bien-pensants. La pire insulte est de se faire accuser de racisme, d’islamophobie ou d’intolérance. Plusieurs institutions, groupes de pression, penseurs, chercheurs, chroniqueurs et politiciens relaient ce message depuis des années. Nous ne sommes jamais assez tolérants et ouverts envers les immigrants, ces nouveaux oppressés de la société.
Ou comment se tirer dans le pied de manière aussi « élémentaire ». Rien d’autre à dire. Quoi que…
Nous pourrions dire que l’absurdité de la poursuite ne réside pas dans le fait que la femme portait un niqab et que cela portait atteinte à son intégrité identitaire, mais dans le fait qu’on ne reconnaisse même pas l’identité de la femme sous le niqab. Certes, les gens portant des voiles intégraux à Québec sont rares et facilement traçables et par conséquent, ils sont plus enclins à être discriminés par la suite. « Hey, c’est toi que j’ai vu dans le journal? T’es la seule que je connais avec la burqa/niqab! ». Vous voyez le genre (oui, c’est simpliste). Avec cette poursuite judiciaire, il y a divers enjeux éthiques en jeu, tant en éthique journalistique qu’en droits de la personne, mais il me paraît futile, voire inutile, de focaliser… euh, ruminer, dis-je, de la même façon que M Bastien l’a fait dans son blogue avec des biais ainsi que des erreurs factuelles et logiques.
Et puis, comme l’a bien souligné son collègue Jérôme Lussier, « M. Bastien semble par ailleurs considérer que la présence d’une femme voilée accompagnée de son conjoint et de leur enfant en poussette, au marché aux puces de Sainte-Foy, constitue un sujet d’intérêt public qui rendrait inapplicable le recours aux protections de la vie privée — incluant l’exigence d’obtenir le consentement d’une personne avant de publier sa photo ». BAM.
Des fois, j’ai l’impression qu’il y a des gens qui voient mal leur environnement, comme s’ils avaient un drap de laine sur la tête. La burqa invisible est-elle une question de mode ou est-ce culturel?
Si cela peut vous intéresser, la décision du juge est accessible ici.
1Je me trouve drôle. Qualifier / calif… ier?