L’universelle Nuit de Feu d’Éric-Emmanuel Schmitt
Il y a de ces choses, parfois, que l’on ne se résout pas à faire comme prévu. Comme si, tout d’un coup, leur signification prenait une telle ampleur que l’on voudrait les préserver de la banalité; que l’on voudrait leur offrir des moyens tout neufs, des vêtements uniques qui leur font honneur.
J’ai lu récemment La nuit de feu, d’Éric-Emanuel Schmitt. Il s’agit d’un récit autobiographique qui relate une expérience mystique qui l’a frappée à l’âge de 28 ans, en plein milieu du désert du Sahara en Algérie. Me contenter d’en faire une recension aurait été un aveu de lâcheté. Ce livre m’a réellement enflammé le cœur et l’esprit.
Ce qu’il m’a fait au cœur, je n’ai pas son génie pour le décrire. Après des décennies de maturation, doublé d’un talent incroyable pour manipuler les mots, il a su décrire son premier contact avec Dieu sans ternir son éclat. Pas de réponses, pas d’explications : la Présence pure et l’effet Hiroshima sur l’âme d’un homme du monde. Les questions que porte l’auteur, ses doutes, sa confiance et son amour : tout a résonné en moi. J’ignore l’effet que peut avoir cette histoire sur un athée, ni même sur un autre individu. Je me sens en droit de parler que de l’effet qu’elle a eu sur moi. Une histoire si intime, si personnelle, ancrée au cœur d’un individu qui m’est totalement étranger ! Si Éric‑Emmanuel Schmitt était un auteur talentueux que j’estimais, il est devenu un frère.
Ce que ce livre a fait à mon esprit est plus facile à décrire. Il s’est présenté à moi en résonance avec une question qui m’habite. Mes recherches académiques sur le dialogue interreligieux m’ont conduit au cœur des relations humaines, là où la relation à l’Autre cesse d’être la construction d’un pont entre deux solitudes pour devenir l’expérience existentielle d’une communion. Attachée à la différence qualitative d’une telle expérience, je n’ai de cesse de chercher les conditions qui la rendent possible. Plusieurs se retrouveront dans le raisonnement qui m’habitait il y a encore peu de temps : la communion doit se baser sur ce que nous avons de commun, donc s’éloigner du subjectivisme. Ma formation philosophique fut teintée par un souci constant de mieux rationaliser pour mieux communiquer, croyant que rationaliser équivaut à nettoyer une idée de ses composantes subjectives pour la rendre universelle. Transposer cette méthode au dialogue interreligieux me semblait alors une avenue prometteuse, à condition de bien cerner les limites de ce qui peut ou ne peut pas être rationalisé dans une démarche croyante. Quelques lectures et discussions récentes ont ébranlé cette conception, et La nuit de feu d’Éric-Émanuel Schmitt l’a définitivement fait éclater.
Une citation me vient à l’esprit pour exprimer cette nouvelle intuition, elle provient de Robert Lepage, que j’ai entendu récemment à la télévision se prononcer sur l’identité québécoise. Il critiquait vivement la tendance artistique à vouloir rendre une œuvre internationale en lui amputant ses particularités locales. Il paraphrasait lui-même Michel Tremblay en disant : « cessez de vouloir être international, soyez universel ». Quelle est donc cette différence qualitative entre l’universalité et la portée internationale que tentait d’exprimer Robert Lepage?
Peu de gens soupçonnent qu’il existe un art de creuser si profondément une expérience personnelle qu’elle peut devenir universelle. Éric‑Emmanuel Schmitt m’a prouvé qu’il maîtrisait cet art. Son histoire personnelle, l’histoire terriblement honnête du petit Éric‑Emmanuel face à l’immensité du ciel du Sahara et au brasier qui s’est emparé de lui cette nuit-là, est devenue une histoire universelle. Son expérience est à la fois banale et extraordinaire, incroyablement humaine. Comment puis-je m’identifier à ce point à ce récit, alors que je n’ai jamais mis les pieds dans le désert et que cette expérience mystique ne m’appartient en rien? Je n’ai pas la réponse, mais je vois ce processus à l’œuvre partout : chez l’artiste qui peint sa vision du monde, chez l’écrivain talentueux qui exploite son vécu, chez l’artisan qui nous offre le fruit de ses mains. Partout, je vois cette capacité alchimique de transmuter l’individuel en universel.
Je me dis alors qu’avec un peu de travail, chacun de nous peut élever sa propre petite histoire à la dimension universelle et transformer ses interlocuteurs en frères et sœurs. Éric‑Emmanuel Schmitt, lui, a réussi avec brio.
Éric-Emmanuel Schmitt, La nuit de feu, Paris, Albin Michel, 2015, 183 pages.
ISBN : 978-2-226-31829-9
Prix : 25,95$