La fin du religieux ou la transformation du religieux ?
La fin du religieux ou la transformation du religieux ?
Quelques remarques sur la religion en contexte d’« ultramodernité »
« Peut-on se passer de Dieu ? », telle est la question posée par le Nouvel observateur dans une parution récente[1] à des penseurs qui « cherchent à nouveau dans la religion des ressources pour penser le monde ». Dans la même perspective, le documentaire L’heureux Naufrage a interrogé une trentaine de personnalités québécoises et françaises au sujet du vide qui les habite, la quête de sens, la spiritualité, Dieu. En préparation à la présentation de ce documentaire par l’équipe de La Montagne des dieux le 1er octobre prochain (qui sera suivie d’une table ronde sur la quête de sens avec la participation de M. Gilles Routhier, doyen de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, et d’Anne Pasquier et de Robert Mager, professeurs de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval), nous proposons quelques remarques sur la religion en contexte d’« ultramodernité » alors que nos sociétés connaissent une déstabilisation importante de leurs structures d’encadrement au profit de la montée de l’individualité qui a redéfini notre quête d’identité et, par conséquent, de sens.
Depuis la fin des années 60, les sociétés occidentales connaissent une mutation de leurs cadres traditionnels. Ayant perdu leurs illusions sur les promesses de la modernité prêchées par les Lumières, ces sociétés sont entrées de plein fouet dans ce qu’on désigne comme l’« ultramodernité »[2]. Cette « ultramodernité » se caractérise par une radicalisation et par une universalisation des conséquences engendrées par la modernité. Ainsi, « plutôt que d’entrer dans une période de post-modernisme, nous allons vers une période où les conséquences de la modernité se radicalisent et s’universalisent plus qu’avant[3]. » Cette période, dans laquelle nous nous situons toujours, a ouvert sur « une ère de souveraineté de l’individu, une époque de primauté de la personne face aux systèmes d’autorité qui ont traditionnellement encadré et uniformisé les comportements : religion, État, famille, travail, pour ne nommer que les principaux[4]. »
Cet éclatement des valeurs et des structures traditionnelles, accéléré par le développement de nouvelles technologies, notamment en matière de télécommunication, eut pour conséquence l’éclosion d’un nouveau mode de vie contestataire par rapport à toutes formes d’inégalité et de limitation de la liberté individuelle, mais également contre les anciennes formes de communautarisme, particulièrement contre les églises de toutes dénominations confondues, tout en contribuant à une certaine « ouverture » sur le monde et les autres traditions, notamment orientales qui ont connu un important succès dans les sociétés occidentales. L’émergence de l’individualisme a alors provoqué l’effondrement des référents identitaires, ces points de repère significatifs permettant, entre autres, l’interaction sociale ainsi que le sentiment d’appartenance. Il apparaît dès lors que « la dissolution des liens communautaires, l’érosion de la tradition et des hiérarchies sociales, la multiplication des codes et des modèles culturels entraîneraient un affaiblissement des sources et des mécanismes d’identification. Privée de nombreux “ ancrages ” extérieurs, l’identité personnelle serait de plus en plus faible, incertaine et fragmentée[5]. » Le « qui suis-je? » et le « connais-toi toi-même » des philosophes d’hier retentissent encore et toujours à nos oreilles ouvrant plus que jamais sur l’angoisse d’une incertitude, car la quête identitaire est continuellement ressentie par l’homme comme une nécessité.
Livré à lui-même, l’homme ultramoderne se trouve désormais placé face à la solitude et à la tourmente dans une période « de redéfinition radicale des normes et des procédures[6] » puisque les balises, les institutions de socialisation et d’identification (famille, religion, État,…) qui guidaient jadis l’individu dans cette quête de Soi sont en déclin ou plutôt en redéfinition. Cet individualisme moderne, facteur important d’émancipation, « tend à briser les liens qui unissent le sujet à autrui, sans lesquels on ne peut construire de véritable identité[7]. » Comme le rappelle J.‑C. Ruano‑Borbalan, « la définition de l’identité individuelle ou collective est au cœur de la compréhension des mutations sociales et contemporaines[8]. »
Actuellement, plusieurs tendent à avoir une véritable aversion pour les religions et leurs institutions, en se référant à Karl Marx, mais hors du contexte de la pensée de cet auteur, que « la religion est l’opium du peuple », qu’elle n’existe désormais plus que pour les esprits faibles de nos sociétés, que les églises sont des institutions désuètes ne pouvant plus contribuer aux besoins individuels. Cependant, pour Karl Marx, ce n’est pas la religion qui est « l’opium du peuple », mais la « misère religieuse » qui est « l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle[9]. » Ainsi, pour Karl Marx, ce n’était pas la religion en soi qu’il convenait de combattre, mais la misère humaine qui conduisait les hommes et les femmes de son temps à espérer un au-delà meilleur. Quoiqu’il en soit de la pensée de ce brillant philosophe, il n’en demeure pas moins que la religion est actuellement devenue un sujet tabou et que les croyances, les communautés et les institutions religieuses dans des sociétés où prédominent les individualités dérangent et créent un véritable malaise sociétal, notamment lorsque nos sociétés sont confrontées à l’Autre pour qui la religion demeure une pierre d’assise de leur identité.
Cependant, il ne faudrait pas considérer que l’ultramodernité conduisit à l’évacuation complète du religieux dans les sociétés occidentales, car, comme le précise J.‑P. Willaime, « l’ultramodernité, ce n’est pas moins de religieux, c’est du religieux autrement[10]. » On n’a donc pas assisté à la mort de Dieu, pas plus qu’à la mort du religieux ou des communautés religieuses. La quête de sens actuelle a désormais pris de nombreux visages !
En effet, comme l’a bien montré Danièle Hervieux-Léger, dans les sociétés « ultramodernes », « la religion cesse de fournir aux individus et aux groupes l’ensemble des références, des normes, des valeurs et des symboles qui leur permettent de donner un sens à leur vie et à leurs expériences. Dans la modernité, la tradition religieuse ne constitue plus un code de sens qui s’impose à tous. » Elle poursuit en soulignant que « contrairement à ce qu’on nous dit, ce n’est donc pas l’indifférence croyante qui caractérise nos sociétés. C’est le fait que cette croyance échappe très largement au contrôle des grandes églises et des institutions religieuses. Très logiquement, c’est à travers l’inventaire de cette prolifération incontrôlée des croyances que s’engage le plus couramment la description du paysage religieux actuel. À quoi croient donc nos contemporains ? À quelles valeurs ces croyances sont-elles associées ? » Par conséquent, « la description de cette modernité religieuse s’organise à partir d’une caractéristique majeure, qui est la tendance générale à l’individualisation et à la subjectivisation des croyances religieuses…[11] »
De même, comme l’a souligné Olivier Artus, Vice-recteur de l’Institut catholique de Paris, « il est assez banal depuis quelques décennies d’affirmer que les institutions des démocraties dites occidentales (l’État, la représentation démocratique…) sont « en crise » – une crise caractérisée par une défiance vis-à-vis de la médiation de l’État, et une moindre participation des citoyens au débat démocratique et aux processus électoraux –, « crise » qui vient également toucher les églises, dont semblent se détourner les plus jeunes générations, et dont la réflexion anthropologique se trouve contestée. Ces défis auxquels sont aujourd’hui confrontées églises et Sociétés obligent à énoncer à frais nouveaux ce qui fonde les communautés humaines ou ecclésiales : l’identité même de ces communautés, et la source du lien qui les construit[12]. »
Ainsi, ce ne sont pas seulement les individus, mais également les institutions qui sont en quête de leur identité et en quête de sens. Dans ces quêtes d’identité et de sens, quelle est la place qu’il convient d’accorder à Dieu, à la spiritualité et aux institutions et communautés religieuses ?
Nous vous attendons donc le 1er octobre prochain pour discuter de ces questions lors de l’événement L’heureux naufrage qui aura lieu à la salle Hydro-Québec du Pavillon Alphonse-Desjardins de l’Université Laval à partir de 18 h 30 !
[1] Éric Aschimann – Marie Lemonnier, « Dossier. Peut-on se passer de Dieu ? », Le Nouvel Observateur, 21-27 août (2014), p. 52-65.
[2] Y. Lambert, « Religion, modernité, ultramodernité : une analyse en terme de “ tournant axial ” », Archives de sciences sociales des religions, 109 (janvier-mars, 2000), p. 87-116 [pagination établie par Revue.org] ; G. Raulet, « Poétique de l’histoire. Réflexion sur la démocratie postmoderne », Postmodernité et sciences humaines. Une notion pour comprendre notre temps. Y. Boivert (dir.), Montréal, Liber, 1998, p. 48 ; Y. Bonny, Sociologie du temps présent. Modernité avancée ou postmodernité? Paris, Armand Colin, 2004, 249 p. et cette de L. Dupont, « La postmodernité. Une réalité entre pensée et discours », Géographie et Cultures, 31, automne (1999), p. 95-114.
[3] A. Giddens, Les conséquences de la modernité. Paris, L’Harmattan, 2000, p. 12-13.
[4] L. Borgeat, « Postmodernité et droit » dans Postmodernité et sciences humaines. Une notion pour comprendre notre temps, Y. Boivert (dir.), Montréal, Liber, 1998, p. 121.
[5] L. Sciolla, « Identité », Dictionnaire de la pensée sociologique. M. Borlandi et al. (dir.), Paris, P.U.F, 2005, p. 337 ; G. Marchand, « La quête de Soi, un chemin de croix? » dans Identité(s). L’individu, le groupe, la société. C. Halpern et J.‑C. Ruano‑Borbalan (coord.), Auxerre, Éditions Sciences Humaines, 2004, p. 101-107.
[6] G. Raulet, « Poétique de l’histoire. Réflexion sur la démocratie postmoderne », Postmodernité et sciences humaines. Une notion pour comprendre notre temps. Y. Boivert (dir.), Montréal, Liber, 1998, p. 48.
[7] S. Lellouche, « Individu et modernité. Entretien avec Charles Taylors » dans Identité(s). L’individu, le groupe, la société, p. 93.
[8] J.‑C. Ruano‑Borbalan, « Introduction générale. La construction de l’identité », ibid., p. 1.
[9] « La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple. Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l’auréole. ». Le lecteur pourra consulter ce passage à l’adresse suivante : http://www.marxists.org/francais/marx/works/1843/00/km18430000.htm.
[10] J.-P. Willaime, « Religion et sécularisation. L’évolution de la place du religieux dans la société », Les religions dans la société. Cahiers français, 340, p. 3-7.
[11] D.-H. Léger, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement. Paris, Flammarion, 1999, 290 p.
[12] O. Artus, « Liminaire », Transversalités, 130, 2 (2014), p. 5.