Une trilogie romanesque de François Taillandier sur le Haut Moyen Âge
L’écriture du monde, La Croix et le croissant, Solstice :
Une trilogie romanesque de François Taillandier sur le Haut Moyen Âge
François Taillandier, un écrivain français que nous présumons relativement peu connu au Québec, a écrit depuis le début des années 1990 une série de romans culminant aujourd’hui avec une trilogie sur le Haut Moyen Âge. Parmi ses ouvrages antérieurs, mentionnons Les nuits Racine, gagnant du prix Roger-Nimier en 1992, Anielka, auquel a été discerné le grand prix du roman de l’Académie française en 1999, mais surtout la saga La grande intrigue, qui figure en cinq volumes rédigés de 2005 à 2010 et qui anticipe les récents travaux littéraires de l’auteur sur le Haut Moyen Âge. Si François Taillandier en est venu au sujet de la religion dans ses livres, et plus spécialement dans La grande intrigue, c’est certainement en examinant la problématique du désir et en s’analysant lui-même dans ses divers romans passés. Le lien entre désir et religiosité devient patent dans les cinq tomes de cette grande fresque sociologique consacrée au présent – Option paradis, Telling, Il n’y a personne dans les tombes, Les romans vont où ils veulent, Time to turn.–, et il convient sans doute d’écrire beaucoup sur la contemporanéité pour ensuite s’intéresser au passé et à l’histoire, non l’inverse. Les auteurs de romans historiques ont, en général, une vision assez niaise – pour peu qu’ils en aient une – de leur époque. En travaillant antérieurement sur la question du désir à travers des personnages telle Anielka, une Française d’origine polonaise cherchant son identité dans le roman éponyme, ou Nicolas et son fils Gregory dans La grande intrigue, l’auteur a vraisemblablement pu ensuite aborder le thème du religieux. La trilogie sur le Haut Moyen Âge est d’abord consacrée à la catégorie de l’histoire, mais ce faisant, elle traite de l’histoire des religions. Il s’agit donc de trois volumes dédiés respectivement, et grosso modo, aux VIe, VIIe et VIIIe siècles. À travers des personnages politiques variés et des environnements divers, elle survole l’époque jugée la plus obscure de l’histoire médiévale.
François Taillandier s’inscrit dans une nébuleuse d’auteurs catholicisants comprenant, entre autres, Michel Houellebecq, Maurice G. Dantec, Philippe Muray, Renaud Camus, Philippe Sollers ainsi que Richard Millet, et ce, même si chaque écrivain cultive sa singularité propre en la matière. Les différents tomes de La grande intrigue laissaient entendre une conversion du romancier au christianisme, conversion littéraire assurément, sinon réelle. En est témoin le troisième volet de la série intitulé de façon évangélique, Il n’y a personne dans les tombes. L’écrivain s’est offert cinq tomes totalisant cinquante chapitres pour ses cinquante ans. Vers la fin de cette brillante murale scripturaire, le personnage de Nicolas – un architecte présentant vraisemblablement certains traits psychologiques de l’auteur – et son fils Gregory, passent du côté du religieux par la porte du désir. Ils s’aperçoivent, l’un étant le miroir de l’autre, de leur enlisement moral respectif. Nicolas se retrouve in fine dans une chapelle à monologuer sur sa condition pitoyable, et ce faisant, sur celle de son fils Greg. Les personnages examinent leur rapport interpersonnel et s’aperçoivent que quelque chose ne va pas, qu’il y a une fêlure, une épine, et que la résolution de ce problème lié au désir ne passe pas par autrui. Tout ce travail romanesque opéré par l’écrivain, tant sur le plan érotico-affectif que transcendant, préparait consciemment ou non une trilogie sur la religiosité, sur les questions d’ordre spirituel à un moment pour le moins inusité de l’histoire du monde, dans la sphère abrahamique : l’Âge des ténèbres médiévales. François Taillandier a assez remué d’idées là-dessus. Il est temps pour lui de passer à l’acte, maturité en sus.
L’écriture du monde
En 2013 sort L’écriture du monde, premier de trois tomes consacrés en outre aux développements historiques des divers monothéismes : le christianisme, bien sûr, mais également l’islam et le judaïsme. François Taillandier fait remarquer dans ce premier tome que le monachisme chrétien a permis de préserver, face aux grandes migrations germaniques, de vastes pans de cultures, de lettres et de sciences antiques. L’écriture du monde, c’est celle des scribes et des moines copistes qui ont contribué à poétiser la réalité à l’encontre des violences politiques et guerrières. Mais cela renvoie également à tous ces hommes qui ont participé à l’élaboration, en toute discrétion, d’une civilisation médiévale, écrivant littéralement l’histoire de l’humanité. Un lien fort existe entre l’acte d’écriture et la transcendance, lorsque l’on se met du point de vue du christianisme, dans la mesure où le Verbe s’est fait chair, la Bible étant à la fois témoignage scripturaire et Parole de Dieu incarnée dans la lettre. Le christianisme est une religion ancrée dans les textes, à l’instar de l’islam et du judaïsme. François Taillandier a décidément perçu ce rapport entre monothéisme médiéval et témoignage scripturaire.
La Croix et le croissant
Le deuxième tome de la série paraît en 2014. Il s’agit de La croix et le croissant, qui traite, parmi divers sujets, des relations entre le christianisme et l’islam. L’originalité de ce livre réside, entre autres, dans le fait que celui-ci montre une conversion à la religion musulmane, celle du personnage d’Omar, compagnon de Mahomet dans les premiers temps de l’islam, en partant de la problématique du désir, telle que mentionnée plus haut.
Allah était, et Muhammad était son prophète. L’évidence s’était épandue dans un homme obscur et hostile, comme la lumière dans un caveau que l’on ouvre. Le caveau renfermait du noir, de la putréfaction, des miasmes, de la vermine. Subitement l’air change, le grand feu solaire purifie tout. Il avait été ce caveau. Il avait été une intériorité aveugle où se coulaient des reptiles hideux, où pondaient des insectes noirâtres, où flottaient des relents de déjections et de purulences. (La croix et le croissant, p. 136.)
À l’époque où Mahomet multiplie les prédications, vit un dénommé Omar, garçon fier et orgueilleux. Il est sensible à toutes les questions d’honneur et se complaît dans l’amour-propre. Le bien paraître, surtout auprès de ses compères, est sa plus grande préoccupation. Il n’a donc qu’une seule crainte, celle de perdre la face eu égard à sa maisonnée, celle de perdre l’estime de ses pairs. Sa conversion est calquée sur celle des premiers chrétiens. D’abord, il entend parler d’un prophète, mais demeure dans la réticence vis-à-vis les paroles de ce dernier. Qu’en penseraient les autres s’ils savaient que lui, Omar, avait des tendances à suivre en pensée le premier orateur venu ? Or, l’orage prophétique se rapproche de son village. Des gens commencent à se rallier au médiateur qui galvanise les foules. On raconte même que certains dignitaires du hameau se seraient compromis. Omar entend redoubler de prudence. Comble de malchance, l’une de ses servantes est découverte dans sa foi. Omar la fait venir, l’interroge. Elle lui dit toute la vérité. Elle croit que Mahomet a reçu une révélation spéciale qui l’autorise à conduire l’Arabie dans la charité et dans l’amour. Pour Omar, ce n’est qu’affabulation et il fait fouetter sa domestique espérant qu’elle renie le prophète. Mais elle s’endurcit et refuse de s’abjurer. Omar pense la violer pour la punir jusqu’à ce que la quasi-totalité de ses serviteurs avoue être de mèche eux aussi avec l’élu. La première fois dans sa vie, Omar s’amende et reconnaît ses torts. Omar est acculé au pied du mur de la transcendance. Une conversion a lieu, et le personnage suivra ensuite Mahomet à travers ses conquêtes. Dans sa trilogie sur le Haut Moyen Âge, Taillandier dépeint ainsi des consciences ogivales arabes, mais aussi juives et chrétiennes, en se mettant dans la peau d’individus, en cherchant les ressorts spirituels irréductibles de chacun. Les conversions, si on les appréhende à partir de la dynamique du désir, du Moi et de l’amour-propre, dépassent les particularités inhérentes à chaque monothéisme et semblent atteindre une sorte d’universalité. Semblable en cela au christianisme, l’islam devient une religion du Livre après que les paroles du prophète aient été rassemblées par ses disciples. La diffusion du Coran contribue à donner un souffle nouveau aux lettres et aux arts dans l’espace du Levant.
Solstice
Solstice, publié en 2015, vient boucler la saga en réexpédiant le lecteur en guise de conclusion au commencement évangélique de l’Âge obscur. Huit siècles de déploiement spirituel chrétien, de Jésus-Christ à Charlemagne, en passant par Constantin. Huit siècles parcourus fantastiquement par Assuérus, le juif pérégrin atemporel. Les soldats romains demandent à Assuérus, un Judéen local, d’aider le Christ à porter sa croix; celui-là refusant d’obtempérer, les fantassins se voient contraints de désigner Simon de Cyrène, en guise de remplaçant. Commence alors la marche éternelle du juif errant à travers les siècles, une allégorie pour tout le peuple hébreu, affecté par un doute au sujet de la divinité, et dont la barque historique, immortelle, tangue mais ne coule pas. Le Temple de Jérusalem, noyau et cœur de la foi hébraïque, a été détruit par les légions de Titus et la spiritualité juive survit dans la littérature rabbinique. Ce troisième tome rayonne aussi avec la présentation de Charlemagne, le préservateur chrétien des sciences et des arts, qui exerce sur l’auteur une fascination manifeste. En est témoin La grande intrigue, où Charlemagne s’y présente comme préfiguration en la personne d’un intrigant professeur-théoricien du monde actuel.
Une trilogie centrée sur une période de transition
La trilogie de François Taillandier s’intéresse donc à une période de transition faite de mutations et de bouleversements, celle qui opère la jonction entre l’Antiquité gréco-romaine et l’Occident chrétien. Il intègre aussi à ses romans les éléments proprement orientaux, juifs et musulmans. Le titre du troisième volet réfère au solstice d’hiver, qui est autant célébré chez les païens avec leurs Saturnales, que chez les chrétiens avec la fête de la naissance de Jésus. Sur le plan de la luminosité, il s’agit de la période la plus sombre de l’année, un transit. L’Âge obscur apparaît également comme un passage obligé entre l’Antiquité tardive et les « Lumières moyenâgeuse » du XIIe siècle. En filigrane, Taillandier laisse entendre que nous vivons à une époque marquée par de grands changements. Pour cette raison, la saga en trois volumes sur le Haut Moyen Âge peut difficilement être séparée de La grande intrigue, à moins de voir dans la démarche historique une fuite « intellectualisante ». Chacune des deux séries, mises en parallèle, montre les bouleversements sociaux propres à chacune des deux ères : le passage de l’An 2000, avec ses révolutions technologiques, paraît aussi marquant que la déposition de Romulus Augustule en 476.
Photo de l’auteur : Olivier Roller via Le Monde.fr
Références
TAILLANDIER, F., Anielka, Paris, Stock, 1999.
TAILLANDIER, F., Option paradis, Paris, Stock, 2005.
TAILLANDIER, F., Telling, Paris, Stock, 2006
TAILLANDIER, F., Il n’y a personne dans les tombes, Paris, Stock, 2009.
TAILLANDIER, F., Les romans vont où ils veulent, Paris, Stock, 2010.
TAILLANDIER, F., Time to turn, Paris, Stock, 2010.
TAILLANDIER, F., L’écriture du monde, Paris, Stock, 2013. (978-2234064430)
TAILLANDIER, F., La croix et le croissant, Paris, Stock, 2014. (978-2234064449)
TAILLANDIER, F., Solstice, Paris, Stock, 2015. (978-2234065086)