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Décalage dans les études pèlerines

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Décalage dans le temps, décalage dans le ton, décalage dans la pratique, les études pèlerines évoluent en décalage sur plusieurs plans, tout particulièrement celui du religieux traditionnel. Parmi tous ces écarts, un décalage plus pointu émerge avec le phénomène Compostelle. En effet, celui-ci tend à se démarquer des autres formes de pèlerinage en vigueur et sa notoriété gagne en popularité.

Pèlerin sous une croix de fer à Compostelle
Compostelle – La Croix de Fer | Crédit: Éric Laliberté (2019)

Le phénomène pèlerin est très ancien. Sa pratique se perd dans les rituels tribaux des premiers balbutiements de l’humanité. Or, bien que celui-ci ait toujours eu des fondements religieux, ceux-ci tendent nettement à se diluer pour laisser place à une spiritualité sans cadre et sans frontière. Cette situation, parmi bien d’autres, est une des conséquences de l’ultramodernité[1] dans laquelle nous évoluons : les repères s’y perdent ou s’y confondent, et ce qui semblait évident ne l’est plus. Les nuances sont moins claires et il devient difficile de trancher et classer, comme on le faisait au siècle dernier. Dans un tel contexte, le spectre du pèlerinage se fait de plus en plus large et englobe de nombreuses pratiques.  

Aujourd’hui, les recherches sur le sujet répertorient des pèlerinages de tous ordres. Traditionnels : Oratoire St-Joseph, Lourdes ou Fatima. Musicaux : sur la tombe de Jim Morrison, d’Elvis Presley ou, plus récemment, sur celle de Johnny Hallyday. Historiques : les plages de Normandie, Ground Zero, Auschwitz ou Tchernobyl[2].

Le pèlerinage se diversifie donc et son étude n’en est que plus complexe. Comme George Greenia[3] l’écrivait : « Answering any student’s legitimate first question – what counts as a ‘pilgrimage’? – is no longer easy. »[4] Dans cette constante diversité, l’interdisciplinarité est devenue l’apanage des études pèlerines qui ne peuvent plus se penser autrement qu’à travers cette multiplicité des regards.

Dans un tel univers, le Québec a une vieille tradition de pèlerinages religieux[5]. Aujourd’hui cependant, il en va tout autrement. Même si les pèlerinages religieux sont toujours aussi populaires, et ce, partout dans le monde, un modèle émerge de manière toute particulière : Compostelle. Celui-ci s’impose de plus en plus et tend à occuper un espace significatif. Sur la scène de ces pratiques, que l’on parle de marche pèlerine, de pèlerinage de longue randonnée ou de marche introspective, le Québec se démarque par son enthousiasme grandissant pour cette activité qu’il réinvente. Faire un tour de la question, simplement pour en brosser le tableau et poser quelques repères, devenait nécessaire.

Pèlerinage aux Iles-de-la-Madeleines (Buttes des Demoiselles). | Crédit: Éric Laliberté (2018)

Études pèlerines

Depuis le début des études pèlerines, l’observation s’est toujours appuyée sur une compréhension du phénomène qui tenait en peu de mots : « une personne en déplacement vers un lieu de dévotion ». Partant de là, plusieurs ont nuancé cette pratique en l’expliquant de diverses manières. Pour en faire un bref parcours, nous retiendrons les écrits de quelques grands noms ayant marqué les quatre dernières décennies dans le domaine : Victor et Edith Turner (1978), parents spirituels et fondateurs de ce champ d’études; Alphonse Dupront (1987), sommité du monde français dans le domaine s’intéressant à l’« expérience vécue » du pèlerin; Alan Morinis (1992), qui posa le « mouvement » au cœur de l’expérience; et enfin Simon Coleman et John Eade (2004), qui ont poussé plus loin en introduisant la notion de « méta-mouvement ».

Victor et Edith Turner

Victor et Edith Turner[6], ont d’abord précisé l’approche du phénomène pèlerin depuis le domaine religieux en se consacrant essentiellement au christianisme. Concentrés sur le pèlerin dans sa mécanique pèlerine, leurs observations les conduisent à définir le pèlerinage comme expérience de foi transitoire, axé sur le mouvement lui-même (Edith Turner parlera d’ailleurs d’expérience kinétique) et ayant certains attributs liminaux du rite de passage[7]. Souvent vécus en termes d’expérience de groupe, de « communitas »[8], moins soumis au cadre institutionnel, ces temps de pèlerinage correspondent généralement à des temps de transition dans la vie de ceux ou celles qui les effectuent. Par ce déplacement s’opère une transformation plaçant l’individu au cœur de la démarche, en le faisant passer d’un état à un autre.

Dans le processus pèlerin, il y a un avant et un après qui fonde l’individu, dans sa foi, hors des repères institutionnels. Un processus qui n’avait pas la même teneur avant l’ère industrielle, selon les Turner. En effet, individualisation du croire et expérience liminoïde apparaissent, de manière distincte, au passage à l’ère industrielle (1760-1840), notamment en ce qui concerne la manière d’effectuer un pèlerinage.

Autre transition qui allait affecter le pèlerinage avec l’arrivée de l’ère industrielle : la mécanisation des transports. Si autrefois les pèlerinages se faisaient principalement à pied, dorénavant ils se font en train, en voiture ou en avion. Ce qui n’est pas sans conséquence.

Alphonse Dupront

Alphonse Dupront, historien français de renom, embrasse le pèlerinage dans sa forme historique par un ouvrage aussi imposant que celui des Turner et intitulé : Du Sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages[9]. Profondément ancrée dans l’univers religieux, « l’âme du pèlerinage, écrit-il, y apparaissait surtout que comme un prolongement d’Église ». Dupront pose un regard « mythique » sur le pèlerinage, faisant de son livre un « itinéraire », s’attardant surtout à la grandeur de la quête et à la ferveur de la foi. Il inscrit la tradition pèlerine dans la lignée des croisades qui désiraient reconquérir leur Terre sainte.

On croirait presque entendre Hendry David Thoreau qui comparait ses longues marches en forêt à celles des croisés[10]. Et c’est bien là tout l’intérêt du travail de Dupront, même si sa vision est quelque peu romanesque : « acte du combat, aux racines de l’exister, qui cherche son sens ailleurs »[11]; au-delà de ses emportements lyriques, il s’intéresse au vécu de l’expérience pèlerine dans une espèce de nostalgie d’avant l’ère industrielle.

La description qu’il en fait nous y ramène d’ailleurs : « une marche; une quête au terme fixé; la conscience d’un acte extraordinaire »[12]. Par acte extraordinaire, il entend « qui rompt avec l’ordinaire ». L’acte pèlerin est en effet un acte de rupture qui entraîne un changement, une transformation[13]. Ainsi, avec Dupront, commence à poindre l’« expérience pèlerine », un aspect peu documenté du pèlerinage et auquel s’attarde très peu la recherche.

Alan Morinis

Alan Morinis, anthropologue, fut un proche collaborateur des Turner. Il continua longtemps de travailler avec Edith après le décès de Victor, survenu prématurément. Directeur d’un collectif, Sacred Journeys[14], ce titre fait partie des incontournables de la littérature pèlerine ayant marqué l’évolution de la recherche dans le domaine. Comme mentionné en introduction, Morinis s’intéresse davantage à la mobilité du pèlerinage : « In every era and society, people have set out and crossed the boundaries of their familiar territory in search of the earthly home of their god »[15]. Les références aux transgressions du territoire familier donnent à saisir les prémisses de ce qui allait ouvrir le champ des études pèlerines au-delà du champ strictement religieux.

Avec Morinis, le pèlerinage se découvre comme mouvement transformateur qui appelle à transgresser certaines limites convenues. Un peu plus loin, il ajoutera ce qui allait justifier ce livre: « Most ethnographic research has tended to focus on the sacred place rather than on pilgrimage itself »[16]. Partant de là, à la suite de Turner, il insiste pour que l’étude du phénomène pèlerin prenne en compte la complémentarité des structures pèlerines et l’expérience.

La typologie qu’il tire de ses analyses s’aligne avec cette pensée en insistant sur le fait, contrairement à Dupront, qu’une vraie typologie pèlerine s’intéresse d’abord « au périple et aux motivations, non au sanctuaire »[17]. Une manière de dire que les pèlerins-randonneurs des années 2020 tendent à résumer à travers l’expérience du « chemin ». Morinis invite donc à observer le « mouvement comme étant ce qui éloigne de l’habituel en pointant vers un lieu, ou un état, censé incarner les idéaux importants du pèlerin »[18].

La typologie qu’il formule distingue six mouvements qu’inspire le pèlerinage : 1) dévotionnel, 2) instrumental, 3) normatif, 4) obligatoire, 5) errant, 6) initiatique. Tous ces mouvements inscrivent le pèlerinage, selon Morinis, dans un processus allant du familier au tout autre et à travers lequel le pèlerin est en quête de sa propre résolution[19]; un mouvement allant de l’imperfection vers l’idéal auquel il aspire. Morinis prétend même que l’appellation pèlerinage convient pour toute intersection entre voyage et poursuite d’un idéal[20]. Ce qui donnera beaucoup d’élasticité au concept.

Simon Coleman et John Eade

Simon Coleman, anthropologue, et John Eade, sociologue, sont les directeurs d’un ouvrage collectif publié en 2004, Reframing pilgrimage. Cultures in motion [21]. Dans ce livre, les auteurs cherchent à explorer en profondeur la notion de mouvement tout en faisant parler entre elles différentes compréhensions du mouvement. Par la notion de méta-mouvement, ils entendent observer le pèlerinage comme « mouvement dans le mouvement ». C’est-à-dire, tout d’abord, que le mouvement induit par le pèlerinage n’est pas exclusivement religieux et qu’il n’est pas séparé des aspects sociaux et culturels de la vie[22]. À travers l’exercice pèlerin se superposent plusieurs mouvements qui vont du simple déplacement physique, aux motions intérieures que suscite l’exercice, en passant par la compréhension du phénomène, qui est elle-même en perpétuel mouvement. Cela sans compter les mouvements dans le temps que le pèlerinage implique. En effet, par un regard rétrospectif au potentiel transformateur, la relecture de l’exercice continue d’induire du mouvement.

En somme, le pèlerinage bouge et fait bouger et les vecteurs de ces mouvements sont multiples. Pour classer le tout, ils ont regroupé les mouvements observables depuis le pèlerinage sous quatre catégories. 1) Le mouvement comme action performative, c’est-à-dire pouvant entrainer certaines transformations sociales et culturelles. 2) Le mouvement comme action incarnée. Vécu dans et par le corps, le pèlerinage a pour effet de catalyser certains types d’expériences corporelles signifiantes qui ont elles-mêmes pour effet de transformer, de déplacer intérieurement, la personne qui les expérimente. 3) Le mouvement comme partie prenante d’un champ sémantique. Par ce mouvement, Coleman et Eade veulent souligner combien il est de plus en plus nécessaire de clarifier le sens du mot « pèlerinage » et combien le champ sémantique auquel il réfère est de plus en plus large. 4) Le mouvement comme métaphore, au sens où le pèlerinage s’effectue aussi comme voyage intérieur et que la vie elle-même peut se comparer à un pèlerinage[23].

À travers ces quatre ouvrages se trace le parcours qui donne à lire les grandes lignes de l’évolution des études pèlerines. Partie d’une pratique qui ne suscitait que peu d’intérêt à l’époque des Turner, celle-ci a largement évolué et s’est rapidement transformée par la complexité qui s’en dégage. De même, la popularité que l’exercice a gagnée et sa réappropriation sous diverses formes – tout particulièrement au cours des vingt dernières années – font de ce champ d’études un domaine en constante mutation. Face à cette grande diversité, il devient très important de spécifier de quel type de pèlerinage il est question. Tout particulièrement dans le cas des Chemins de Compostelle où la pratique pèlerine prend des tangentes inusitées et où l’exercice se précise de diverses manières.

Pèlerins aux Iles-de-la-Madeleines (Dune du Nord). | Crédit: Éric Laliberté (2018)

Le phénomène Compostelle

Le début du millénaire a été marqué par la popularité des Chemins de Compostelle. D’une poignée de pèlerins par année qui fréquentaient ces chemins dans les années 1980 (moins de 500), nous sommes passés à plus de 50 000 en 2000. Depuis, la montée est constante : 10 à 12 % chaque année. En 2019, les données statistiques du bureau des pèlerins de la Cathédrale de Santiago de Compostela atteignaient, de manière bien conservatrice, le chiffre record de 347 578 pèlerins[24]. Comment Compostelle en est-il arrivé là? Plusieurs événements ont convergé pour remettre sur la carte ces chemins plus que millénaires.

Tout d’abord en 1989, la tenue des Journées Mondiales de la Jeunesse avec le Pape Jean-Paul II a réveillé la flamme et 5000 pèlerins se sont rendus à Compostelle à pied. Quelques années après, l’intronisation des chemins au patrimoine mondial de l’UNESCO (1993 pour le Camino Frances en Espagne et 1998 pour le chemin partant du Puy-en-Velay en France) a donné le coup d’envoi. À cela s’ajoute tout un courant de littérature ésotérique qui s’est intéressé aux chemins depuis le début des années 1900, et dont la popularité va culminer entre 1987 et 2000, avec la publication des bestsellers de Paulo Coelho[25] et Shirley Maclain[26] [27]. Allait s’en suivre une longue liste d’artistes internationaux qui allaient se lancer sur les Chemins de Compostelle et contribuer à populariser l’exercice[28].

Au cours des années qui suivirent, une enquête exhaustive sur les pratiques pèlerines a été effectuée par l’anthropologue Elena Zapponi (1998-2004), dont les recherches ont été dirigées par la sociologue des religions Danièle Hervieu-Léger[29]. Le livre issu de sa thèse, déposée en 2006, a été publié en 2011 sous le titre « Marcher vers Compostelle : ethnographie d’une pratique pèlerine »[30]. Dans ce livre, Zapponi retrace, entre autres, les débuts de l’émancipation religieuse des pèlerins de Compostelle, en observant que : « Les pèlerins auxquels je demandais des informations soulignaient la liberté avec laquelle chacun, catholique ou non, avait pu marcher et marcher sur l’ancienne route de ce pèlerinage chrétien, sans obligations en matière de foi ni de temps »[31]. Elle souligne d’ailleurs l’ambiguïté sémantique de ce pèlerinage en observant combien, en parlant de Santiago, on ne sait plus trop si les pèlerins parlent de la ville ou de la cathédrale[32]. Partant de cet écart, elle observe combien l’enjeu du croire, un croire tout autre, est posé au cœur de cette pratique pèlerine qui se renouvelle :

Compostelle semble renvoyer « à une crise de l’articulation entre croire individuel et croire commun : la crise n’est pas du croire, mais du croire ensemble, ce qui amène à poser, centralement, la question de l’institution ». Ce point de vue exclut une perspective de compréhension de l’expérience Compostelle comme une simple performance sportive ou une entreprise touristique : ces deux composantes participent certes du pèlerinage contemporain, mais elles ne suffisent pas à expliquer le renouveau d’intérêt qui pousse à l’entreprendre. L’élément sportif et touristique doit être intégré au trait dominant d’un travail d’attente croyante dont – et c’est ici le nœud de la recomposition du croire – les termes « croyable » et de « répondant » qui autorisent ce « croyable » sont aujourd’hui extrêmement variés[33].

Elena Zapponi

Compostelle sort donc lentement du champ religieux, sans pour autant l’exclure[34], mais cherche à se redéfinir autrement. Sans attache, Compostelle se distingue comme pratique. D’ailleurs, le mot Compostelle tend de plus en plus à désigner une pratique pèlerine singulière. Si, dans le champ des études pèlerines le phénomène se diversifie, Compostelle apparait ici comme tendance terminologique qui permet de préciser un type de pèlerinage. Ainsi, quand on mentionne avoir « fait Compostelle », il ne s’agit pas d’un pèlerinage au même titre que celui de Lourdes, Fatima ou Ste-Anne-de-Beaupré. Quelque chose les distingue au-delà du lieu.

Borne sur le Camino Frances | Crédit: Éric Laliberté (2019)

Le paradigme Compostelle

Expérience, mouvement, pratique sont parmi les mots qui permettent de caractériser le pèlerinage aujourd’hui. Axée tout spécialement sur le déplacement, l’expérience pèlerine prend forme dans ce mouvement et la destination n’a plus la même importance. Or, si le champ sémantique du pèlerinage est en mouvement et tend à se déplacer, comme l’affirment Coleman et Eade, il en va de même pour le signifiant Compostelle. Les travaux de Zapponi évoquent d’ailleurs ce déplacement en observant l’écart qui se construit entre les pratiques pèlerines actuelles et le religieux traditionnel dans lequel elles s’inscrivent[35]. Elles n’ont plus le même sens et les pèlerins de Compostelle repoussent, dissolvent, les frontières de ce qui en cloisonnait l’espace.

Tous ces mouvements, Compostelle n’y échappe pas et en subit les effets. Ce faisant, le signifié auquel il renvoie n’est plus aussi clair qu’il n’y parait. Quand une personne dit « Compostelle », de quoi parle-t-elle exactement? D’une ville, d’un sanctuaire, d’un chemin, d’une expérience? Toutes ces notions s’entremêlent, et signifiant et signifié tendent à émerger comme signe nouveau d’une forme pèlerine en pleine expansion. En effet, le signifiant Compostelle est en pleine mutation et le signifié auquel il renvoie est fissuré de toute part; tout particulièrement sur trois plans.

  1. Spirituel : l’appellation Compostelle s’est affranchie du religieux normatif, sans pour autant l’exclure[36].
  2. Spatial : Compostelle ne désigne plus un lieu, mais relève davantage de l’espace et du mouvement en désignant des réseaux de chemins qui s’étendent à travers toute l’Europe et même au-delà[37].
  3. Terminologique : il est de plus en plus courant d’employer le mot Compostelle pour expliquer de quoi il en retourne. Les pèlerins du monde entier utilisent de plus en plus l’expression : « j’ai fait un Compostelle » pour expliquer leur démarche et signifier qu’il ne s’agit pas exclusivement de tourisme ou de longue randonnée. Plusieurs chemins se désigneront, à cet effet, comme inspirés par Compostelle[38].

Enfin, il est important de noter que Compostelle est nettement l’enjeu d’un « faire ». Contrairement aux autres lieux de pèlerinage, on ne va pas à Compostelle : on le fait! Cette manière de dire tend à placer l’appellation Compostelle du côté de la pratique, comme le fait Elena Zapponi en la désignant comme manière de faire singulière. Pour ma part, j’irais plus loin en posant cette pratique du côté de l’exercice spirituel au sens où le philosophe Pierre Hadot l’entend : « un art de vivre, dans une attitude concrète, dans un style de vie déterminé, qui engage toute l’existence »[39]. Vivre un pèlerinage à la Compostelle impose une manière de faire qui transforme par sa rigueur et génère un nouvel espace de vie. Par l’ascèse du corps et de l’esprit, l’exercice engage le pèlerin profondément et agit en continuité avec ce que visaient les exercices pratiqués par les philosophes de la Grèce Antique ou, plus récemment, comme ceux proposés par Ignace de Loyola[40], fondateur des Jésuites.

Tous ces déplacements provoquent donc de nombreux décalages et posent Compostelle comme nouveau paradigme à l’intérieur même de l’univers pèlerin. De telles transformations appellent à proposer une nouvelle voie – plus commune – au terme Compostelle, qui est lui-même appelé à faire signe autrement en se redéfinissant à la lumière du paradigme qu’il suscite.

Ainsi, pourquoi ne pas faire passer le mot Compostelle vers un emploi commun et désigner l’exercice en parlant d’un « compostelle ». Si la ville de Marathon a su donner son nom à l’exercice qui consiste à courir 42 km, Compostelle saura bien en faire autant et permettre de préciser, donner un nom, à cet exercice qui s’installe en décalage au cœur de l’expérience pèlerine. Un « compostelle » pourrait alors s’entendre comme un exercice spirituel, consistant à développer un art de vivre en marchant un minimum de 800 km, sur une période moyenne de 30 jours, en portant l’essentiel nécessaire à son bien-être dans un sac à dos. Partant de là, il serait possible de le décliner de toutes les manières en disant, par exemple, « J’ai fait un demi-compostelle. », « L’été prochain, je compostelle le long du fleuve avec des amis. », ou encore, « Les compostellans étaient nombreux sur les routes cette année! »

L’idée est lancée, l’expérience dans le langage nous dira ce qu’il en adviendra…  

Un marcheur en Gaspésie (Pointe-à-la-Frégate). | Crédit: Éric Laliberté (2019)

Conclusion

Depuis l’époque des Turner, les études pèlerines sont en constantes mutations. Elles sont passées d’un intérêt pour « le pèlerin » dans sa mécanique rituelle et ses conditions de réalisations, pour ensuite se concentrer sur le pèlerin en rapport avec sa destination, le sanctuaire, pour enfin placer le mouvement au cœur de l’expérience, le chemin, qui plus est, comme mouvement métaphorique autant que physique. Par ces différents angles d’approche, plusieurs décalages sont observables : l’exercice dépasse les conditions de réalisation; le rôle du sanctuaire semble s’y perdre; la spiritualité qui s’y trame est à redéfinir; le mouvement n’est pas exclusivement physique, mais de l’ordre du méta-mouvement. Enfin, la sphère pèlerine n’est pas hermétique. Elle s’entremêle avec tourisme et élans sportifs[41], selon le contexte.

Par ce parcours épistémologique, les trois pôles de l’articulation pèlerine ont été abordés : pèlerin-chemin-sanctuaire. Tantôt séparément, tantôt groupés de manière binaire (pèlerin-sanctuaire ou pèlerin-chemin), mais jamais dans une articulation ternaire. En situant le paradigme compostelle du côté de l’exercice spirituel, comme il a été proposé de le faire, quelque chose de neuf peut émerger et faire passer la réflexion en mode ternaire. En effet, l’exercice spirituel ne peut se comprendre pleinement, c’est-à-dire dans toute sa potentialité, que dans cette articulation, sans soustraire aucune de ses composantes.

Elena Zapponi y fait d’ailleurs allusion, indirectement, en observant que la pratique pèlerine sur les chemins de Compostelle est un processus qui s’effectue en trois temps. Elle y voit d’abord un temps de crise qui relève de l’individu (le pèlerin). Il s’agit de l’instance qui mettra en mouvement. Dans un deuxième temps, il y a repliement sur soi ou cheminement intérieur provoqué par la crise (le chemin). Enfin, il y a passage à un autre monde, vers un vivre autrement, indiquant qu’il y a destination en quête d’un idéal (le sanctuaire)[42]. Pour illustrer cette dynamique, les enquêtes de terrain d’Elena Zapponi révèlent que plusieurs se mettent en marche dans un moment de rupture, par besoin de marquer une pause dans le quotidien de leur vie, pour se donner un espace de réflexion loin de toute agitation, tout en aspirant à un mieux-être ou mieux vivre[43].

De plus, toujours en situant le paradigme compostelle du côté de l’exercice spirituel, cela sous-entend qu’il y a expérience spirituelle. À cet effet, Michel de Certeau fait une description de l’expérience spirituelle[44] qui soutient bien la compréhension du phénomène dans une articulation ternaire. Dans un article publié en 1970, il décrit l’expérience spirituelle comme étant initiée par ce qu’il appelle « un lieu », ce lieu correspond à un événement, comme un repère précis sur la carte d’une vie, indiquant l’instant où la vie d’un individu a basculé et que ses cadres de références ont été déplacés.

Le lieu dont parle de Certeau concerne en fait un individu, en ce cas-ci le pèlerin. Cette provocation va engendrer une mise en route qu’il appelle itinéraire. Cet itinéraire est de l’ordre du cheminement et il est aisé d’y voir la référence au chemin. Enfin, ce cheminement n’est pas sans désir et tend vers un idéal. De Certeau parle alors d’infini. C’est ici plus complexe.

Cet infini s’apparente à un horizon. Il pointe vers une destination qui, en contexte pèlerin, relève du sanctuaire. L’infini, comme l’horizon, échappe cependant et donne à penser autrement qu’en termes physiques le concept de sanctuaire. Par cet infini, de Certeau explique qu’il entend ce qui échappe de la vie, les grandes questions existentielles qu’elle porte en elle, et qui trouveraient leur résolution dans un appel à vivre ensemble. En effet, c’est en se regroupant que l’être humain trouve un sens à cet infini.

Dans une telle perspective, l’expérience pèlerine, avec les aléas du chemin qu’elle comporte, les hauts et les bas de la vie, sa part d’inconnu, semble trouver sa résolution dans le « sanctuaire », un sanctuaire qui prend la forme de la « communitas » évoquée par les Turner. Ensemble, les pèlerins apprennent à faire communauté autrement et trouvent un réconfort dans ce vivre-ensemble offert en toute gratuité, pouvant exprimer librement ce qu’ils sont, libérés des contraintes sociales habituelles. Le processus pèlerin, par cette manière de vivre ensemble, de faire communauté autrement, a quelque chose de subversif qui autorise l’écart ailleurs, mais pas chez soi. En fait, et plusieurs le diront, c’est sur le chemin que tout est possible, mais de retour à la maison, ils se sentent incapables de s’approprier l’expérience, comme si elle leur filait entre les doigts.

Au terme de ce parcours, réintroduire la notion de sanctuaire dans une articulation ternaire du pèlerinage s’avère crucial pour en comprendre les enjeux et amener le processus encore plus loin. En fait, aucun des pôles de l’exercice pèlerin ne peut être soustrait. Ce n’est pas uniquement le chemin, le pèlerin ou le sanctuaire, mais bien les trois qui, maintenus en tension, feront parler cet exercice. En développant cette orientation, par une écoute de l’expérience pèlerine, il sera alors possible d’entendre quelque chose de neuf et la compréhension du phénomène pèlerin fera un pas de plus.

Éric Laliberté
Doctorant en théologie, enseignant, auxiliaire d’enseignement à l’Université Laval et codirecteur de Bottes et Vélo – Le pèlerin dans tous ses états

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Compostelle – Foncebaden | Crédit: Éric Laliberté (2019)

[1] C’est Jean-Paul Willaime qui a développé le concept d’ultramodernité. Pour avoir un aperçu de ce qu’il entend par là, voici une courte vidéo où il explique son point :  https://youtu.be/NHgaZNy6mQU (Consulté le 7 février 2020).

[2] Pour avoir un aperçu de cette diversité, le collectif dirigé par l’historien et ethnologue Peter Margry vous donnera une bonne idée de cette ampleur : Peter J. Margry. 2008. Shrines and Pilgrimage in the Modern World: New Itineraries into the Sacred. Amsterdam, Amsterdam University Press. (Consulté le 30 janvier 2020)

[3] George Greenia est le fondateur de l’Institut pour les Pilgrimage Studies, de l’Université William & Mary, en Virginie, aux États-Unis (2011).

[4] George Greenia. 2018. « What is Pilgrimage? » International Journal of Religious Tourism and Pilgrimage 6(2): 3, p.7.

[5] Le dernier colloque francophone sur la question pèlerine au Québec a eu lieu en 1976. Un collectif en est sorti, sous la direction de Pierre Boglioni et Benoit Lacroix, faisant le point sur la situation depuis la colonie jusqu’à ce jour. Pierre Boglioni. 1981. Les pèlerinages au Québec. Québec, Presses Université Laval.

[6] Leur livre fait toujours partie des grandes références sur le sujet : Victor Turner et Edith Turner. 1978. Image and pilgrimage in Christian culture: anthropological perspectives. New York, Columbia University Press.

[7] Victor Turner et Edith Turner. Image and pilgrimage… p.34-35. Victor et Edith Turner l’expliquent ainsi, bien qu’à leur avis le pèlerinage tende de plus en plus, avec l’apparition du pèlerinage volontaire et non obligatoire, à se définir comme expérience liminoïde. Pour saisir la distinction, l’expérience liminale s’effectue dans un cadre précis et structuré, alors que l’expérience liminoïde est sans règle.

[8] Turner décrit la « communitas » engendrée par l’expérience pèlerine comme la possibilité de vivre de véritables rencontres humaines hors des structures sociales usuelles : « direct, immediate and total confrontation of human identities ». Cité dans : Allan E. Morinis. 1992. Sacred journeys: the anthropology of pilgrimage. Westport, Conn., Greenwood Press.p.8.

[9] Alphonse Dupront. 1987. Du Sacré : croisades et pèlerinages, images et langages. Paris, Gallimard.

[10] Henry D. Thoreau. 2003. De la marche. Paris, Mille et une nuits. p.8 : « Car chaque marche est une sorte de croisade […] pour aller reconquérir cette Terre Sainte qui est tombée aux mains des infidèles ».          

[11] Alphonse Dupront. 1987. Du Sacré… p.42.

[12] Alphonse Dupront. 1987. Du Sacré… p.48.

[13] Étant de la même époque que Michel de Certeau, il est difficile ici de ne pas y voir de lien avec la « rupture » un thème que de Certeau développe abondamment dans son livre : La faiblesse de croire. (Paris, Seuil. p. 53 à 59). Un thème qu’il avait abordé dans un article de la revue Esprit quelques années plus tôt : Michel de Certeau. 1971. La rupture instauratrice ou le christianisme dans la culture contemporaine. Esprit, 404 (6): 1177-1214.

[14] Alan E. Morinis. 1992. Sacred Journeys: the Anthropology of Pilgrimage. Westport, Conn., Greenwood Press. C’est d’ailleurs Victor Turner qui signera l’avant-propos de ce collectif.

[15] Alan E. Morinis. 1992. Sacred journeys… p.1.

[16] Alan E. Morinis. 1992. Sacred journeys… p.7.

[17] Allan E. Morinis. 1992. Sacred Journeys…p.10.

[18] Allan E. Morinis. 1992. Sacred Journeys…p.10.

[19] Elizabeth Tisdell, professeure en sciences de l’éducation, développera ses recherches dans la même veine : « pilgrimage […] involve a journey and a goal, where a part of the goal is movement along the journey itself from the familiar to something other, until this new other becomes integrated into a new sense of self ». Elizabeth Tisdell. 2013. « We Make the Way by Walking: Spiritual Pilgrimage and Transformative Learning While Walking the Camino De Santiago« . Adult Education Research Conference. St-Louis, Mo. p.296. (Consulté le 7 février 2020).

[20] Cité dans : Simon Coleman et John Eade. 2004. Reframing pilgrimage: Cultures in motion. New York, Routledge. p.14.

[21] Simon Coleman et John Eade. 2004. Reframing pilgrimage: Cultures in motion. New York, Routledge.

[22] Simon Coleman et John Eade. 2004. Reframing pilgrimage…p.17.

[23] Simon Coleman et John Eade. 2004. Reframing Pilgrimage…p.16.

[24] Si je mentionne « de manière bien conservatrice », c’est que le bureau des pèlerins ne comptabilise que les pèlerins arrivant à Compostelle et réclamant la Compostela (diplôme pèlerin). Or, par nos observations participantes (2007-2013-2018-2019), nous savons très bien que plusieurs pèlerins ne la réclament pas et que plusieurs autres ont marché sur divers Chemins de Compostelle, pendant plusieurs semaines, sans arriver à la cathédrale. De ce fait, nous sommes d’avis, comme plusieurs autres, que leurs expériences comptent aussi comme pèlerinage sur les Chemins de Compostelle. Ce qui fait en sorte qu’il est impossible d’établir les statistiques réelles de Compostelle. Pour voir le détail de ces statistiques, consulter le site Internet de la Oficina del Acogida al Peregrino.

[25] Paulo Coelho. 1996 [1987]. Le pèlerin de Compostelle. Paris, A. Carrière.

[26] Shirley MacLaine. 2000. Mon chemin de Compostelle : un voyage de l’esprit. Paris, Plon.

[27] Elena Zapponi. 2011. Marcher vers Compostelle. Ethnographie d’une pratique pèlerine. Paris, Harmattan.p.180-182

[28] Au Québec, on comptera entre autres Marcel Leboeuf et, actuellement, Dave Morissette. Marcel Leboeuf est sans aucun doute celui qui a le plus contribué à susciter l’intérêt pour ces chemins chez les Québécois. Notons que le même phénomène s’est produit en divers pays : France, Allemagne, Corée, États-Unis, etc.

[29] Danièle Hervieu-Léger. 2001. Le pèlerin et le converti : la religion en mouvement. Paris, Flammarion.

[30] Elena Zapponi. 2011. Marcher vers Compostelle : ethnographie d’une pratique pèlerine. Paris, Harmattan.

[31] Elena Zapponi. 2011. Marcher vers Compostelle…p.19.

[32] Elena Zapponi.2011. Marcher vers Compostelle…p.204 (note de bas de page).

[33] Elena Zapponi. 2011. Marcher vers Compostelle…p.25.

[34] Une enquête publiée en 2018 par trois chercheuses portugaises soutient que les motivations pèlerines sur les chemins de Compostelle ont une prédominance spirituelle. Suzanne Amaro et al. 2018. « A closer look at Santiago de Compostela’s pilgrims through the lens of motivations« . JTMA Tourism Management 64: 271-280.

[35] Elena Zapponi. 2011. Marcher vers Compostelle…p.20

[36] La thèse d’Elena Zapponi s’intéresse tout particulièrement à cet aspect.

[37] Une portion de chemin a récemment été homologuée au Brésil et reconnue comme étape sur les chemins de Compostelle. Voir brasil-agora.com. (Consulté le 7 février 2020).

[38] L’association du Chemin des Sanctuaires au Québec se désigne, sur la page d’accueil de leur site, comme étant « un Compostelle québécois ». . Plusieurs autres exemples dans le monde existent pour corroborer cette tendance. On parle du Compostelle japonais pour parler du pèlerinage bouddhiste de Shikoku. On parle également du Compostelle breton pour parler du pèlerinage du Tro Breiz en Bretagne. (Tous consultés le 7 février 2020).

[39] Pierre Hadot. 2002. Exercices spirituels et philosophie antique. Paris, Albin Michel.p.22-23.

[40] Ignace de Loyola. 1982. Exercices spirituels : texte définitif. Paris, Éditions du Seuil

[41] Elena Zapponi. 2011. Marcher vers Compostelle…p.25.

[42] Elena Zapponi. 2011. Marcher vers Compostelle…p.116-119.

[43] Selon Elena Zapponi, « c’est souvent dans une situation de crossroad point biographique, un moment critique lourd de conséquence pour le destin individuel (la fin d’un cycle d’études, une séparation sentimentale, un deuil, une période de chômage prolongé, un départ à la retraite), que l’acteur prend la décision d’emprunter la route de Compostelle ». Elena Zapponi. 2011. Marcher vers Compostelle…p.26.

[44] Michel de Certeau. 1970. « L’expérience spirituelle« . Christus (68): 488.p.

A propos de l'auteur

Collaborateur

Éric Laliberté est doctorant en théologie et agit comme observateur-participant dans le milieu du pèlerinage de longue randonnée, au Québec et en Europe, depuis une dizaine d'années. Il est directeur et cofondateur du centre de formation et d'accompagnement: Bottes et Vélo - Le pèlerin dans tous ses états, un centre visant à soutenir le pèlerin dans sa démarche. Actuellement, ses recherches s'intéressent à l'absence d'accompagnement spirituel du pèlerin-randonneur. Rédacteur d’un blogue portant sur le sujet, il est également l’auteur d’un roman voulant explorer l’expérience du pèlerinage à Compostelle, Le champ d’étoiles. Il est également membre étudiant de la Chaire Jeunes et religions de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l'Université Laval.

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