De quelques éléments de réflexion pour appréhender l’humain devant la mort Reviewed by Gil Labescat on . Chacun expérimente le mourir, la mort et le deuil au cours de sa vie. Cela a des conséquences dans les différentes sphères de l’existence : dans la socialité qu Chacun expérimente le mourir, la mort et le deuil au cours de sa vie. Cela a des conséquences dans les différentes sphères de l’existence : dans la socialité qu Rating: 0
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De quelques éléments de réflexion pour appréhender l’humain devant la mort

Chacun expérimente le mourir, la mort et le deuil au cours de sa vie. Cela a des conséquences dans les différentes sphères de l’existence : dans la socialité quotidienne, sur la santé mentale, parfois dans l’efficacité au travail, sur la situation économique, sur les relations familiales ou amoureuses, etc. Sachant cela, l’analyse des phénomènes touchants au mourir, à la mort et au deuil est d’une rare pertinence pour comprendre nos sociétés, car elle permet de prendre une perspective originale. En premier lieu, je présenterai les fondements épistémologiques lorsque l’on s’intéresse aux études sur la mort qui prennent en considération le rapport qu’elle peut entretenir avec la religion, mais aussi, de manière plus globale, avec d’autres univers normatifs. En deuxième lieu, je décrirai brièvement comment j’ai moi-même choisi de m’y intéresser dans le cadre d’un projet doctoral en développant un modèle de l’action rituelle permettant de rendre compte de la complexité du processus dans les trajectoires du mourir (Labescat, 2016).

Prémisses

Prenons le Québec pour exemple. Avec plus de 55 000 décès par année et plus d’un sixième de la population qui vit un deuil année après année, et cela, dans un contexte démographique de vieillissement de la population (multipliant les chances d’expérimenter de nombreux deuils), n’est-il pas plutôt étonnant de ne pas voir un intérêt grandissant à l’égard du mourir, de la mort et du deuil? En effet, la mort touche les individus de tous âges, de toutes conditions sociales, de toutes confessions. La raison en est que la mort est un objet d’étude marginal, trop souvent isolé et, subséquemment, morcelé à travers différents champs de connaissance l’interrogeant (histoire, sociologie, économie, etc.). C’est également un objet doté d’une forte charge affective qui inonde le sujet qui l’interroge. Celui-ci est très souvent mis en échec dans ses tentatives d’une distanciation à l’objet, le contraignant à une inexorable proximité.

En m’inspirant des travaux de Marcel Mauss, ma manière d’aborder les phénomènes sociaux présents devant le mourir, la mort et le deuil est de les considérer en tant que phénomène social total (Mauss, 1923-24). S’intéresser à la mort comme objet d’étude à travers un prisme interprétatif – ne serait-ce que sur une seule d’innombrables caractéristiques sociales, religieuses, économiques ou même biomédicales qui la définissent – en y concentrant toute son attention est ipso facto révélateur de la complexité de sa réalité, car celle-ci reste à modéliser (Morin, 1951). En tant que phénomène social total, la voie pour y parvenir repose sur un constat. Il s’agit de circonscrire son analyse entre deux balises liées à une double réalité : biologique et anthropologique. L’idée subséquente est qu’elle devrait être appréhendée dans une mise en tension dialectique entre ces derniers, l’un sans l’autre faisant perdre l’essence de la spécificité du phénomène (Thomas, 1980).

Mon propos adopte également une prémisse reposant sur le point de vue suivant : la mort est une convention sociale existant dans un contexte territorial, historique, politique et religieux particulier. Une seconde prémisse repose sur le fait qu’en dernière instance la société est confrontée au cadavre (Clavandier, 2009; Esquerre, 2011). Le processus de mort induit sa nécessaire prise en charge pour contrôler sa décomposition. En fin de compte, il invite à une triple considération : celle d’une réalité physiologique (le corps-cadavre), celle d’un état des lieux culturel et religieux faisant appel à des représentations sociales et, enfin, celle des pratiques funéraires (rites, mythes, symboles) liées aux processus psychiques, communément appelés deuil. En plus d’être un phénomène social total, les objets du mourir, de la mort et du deuil sont processuels, c’est-à-dire qu’ils relèvent d’une compréhension humaine plurielle et dynamique.

Ces prémisses sont les piliers épistémiques à considérer en vue d’appréhender le mode d’accès à la connaissance d’un phénomène social total relevant du mourir, de la mort et du deuil. Selon les relations des acteurs à leur objet, ces prémisses relèvent de leurs propres présupposés sur lesquels la quête de validité scientifique, la quête de sens, de vérité morale ou métaphysique se fondent. Face à la mort, l’idée d’impermanence pourrait-elle se suffire à elle-même quant au questionnement d’un adepte du bouddhisme? Le psychologue clinicien, quant à lui, pourrait-il examiner les mécanismes intrapsychiques du deuil sans examiner l’implication de la trajectoire ethnoculturelle familiale du sujet? L’anthropologue, lui, examinerait-il les pratiques rituelles, sans connaissances physiologiques du corps humain?

Par ailleurs, une réflexion sur un plan plus méthodologique est également nécessaire. Les origines de La Méthode développée par Edgar Morin (2008) prennent racine dans ses premières recherches, notamment celles conduites pour son essai L’homme et la mort (1951). La diversité des approches et des savoirs devant la mort l’a guidé sur cette voie. Sans doute depuis Le Discours de la méthode de René Descartes (1637), le modèle privilégié de découverte est de diviser, de segmenter, pour faciliter l’appréhension et la compréhension du réel. Tout comme Morin, je ne partage pas la conviction que cela soit l’unique ou la meilleure voie d’accès à la connaissance (Morin, 1990). La division du social pour en affiner l’étude peut souvent offrir une connaissance erronée par sa simplification (Morin et Lemoigne, 2007). Il serait inexact de considérer que la complexité des gestes, des pensées, des émotions humaines devant la mort puisse se réduire à l’agrégation de nos connaissances spécialisées des pratiques sociales, religieuses, des visions culturelles et autres connaissances scientifiques. La mort est un objet de connaissance fuyant, singulier, qui doit être défini en admettant des caractéristiques spécifiquement inconfortables pour le sujet qui le pense. Son analyse implique donc une réflexivité du sujet devant ses propres affects qui l’accompagnent, et une épistémologie qui considère que le mode d’accès à sa connaissance soit intrinsèquement incomplet. C’est-à-dire qui soutient l’idée paradoxale que la voie d’accès à sa connaissance est d’adhérer pleinement à l’impossibilité d’une connaissance inachevée. Analyser adéquatement les phénomènes processuels relatifs au mourir, à la mort et au deuil est, par analogie au Mythe de Sisyphe de Camus (1942), une recherche « révoltée » devant l’absurdité d’une impossible réalisation d’une compréhension unitaire, close, achevée, et cela, sans jamais y renoncer.

Voilà quelques éléments de bases qui m’apparaissent intéressants de rappeler, sinon de soulever, pour être en mesure d’embrasser une vision complexe de l’univers de nuances devant la grande faucheuse.

Les pratiques funéraires devant la diversité

Des transformations sociales marquent un renouvellement du rapport à la mort à partir du dernier quart du XXe siècle. La crémation, quoique largement légalisée depuis la fin du XIXe siècle (au Québec et en France, par exemple), n’est autorisée par l’Église catholique qu’à partir du Concile Vatican II (1963). Sa pratique est restée faible, ne dépassant pas un taux de 2 %, jusqu’aux débuts des années 1980 (Davis, 2005). En 2016, la crémation est devenue la pratique funéraire majoritaire, adoptée par plus de 60 % de la population québécoise.

Au-delà de la crémation, encore interdite par le judaïsme, l’islam et le catholicisme orthodoxe, entre autres, l’ensemble des pratiques funéraires a connu des changements remarqués et remarquables. Elles se sont notamment, assez largement, diversifiées et personnalisées. Aux rituels d’autrefois fixés par la tradition, se sont substituées d’autres pratiques, conformes aux souhaits exprimés par la personne avant son décès, ou à l’idée que les endeuillés se font de ce que le défunt aurait désiré. Le respect de la volonté de ce dernier est valorisé dans notre société. L’expression de cette volonté est soulignée par le développement des produits de prévoyance funéraire (Véron, 2014). Devant la mort, plutôt que de faire comme on a toujours fait, on assiste à une quête de réaffirmation identitaire ou, dit autrement, à une autodétermination du sens de sa propre mort (Dartiguenave et Dziedziczak, 2012). Ces phénomènes ne touchent pas dans une égale mesure tout un chacun, et la représentativité des interprétations à partir de données observées pose la question des limites à la généralisation et aux variables considérées. La mesure de la religiosité pourrait-elle être une de ces variables dépendantes qui, selon l’âge, par exemple, modifient le comportement rituel relativement à l’expression de l’affliction – elle-même relative au contexte socioculturel – devant la mort ou les choix de ritualisation pour ses proches décédés? Le manque de données à cet égard ne permet pas de prédire, ni de déterminer la mesure du rôle joué par le sentiment d’appartenance à une communauté religieuse. Ce que l’on peut dire, c’est que nos pratiques funéraires ont connu des changements tout comme les pratiques religieuses. Certains travaux ont néanmoins commencé à examiner les transformations dans des contextes culturels et confessionnels. (Rachedi, 2017; Fall et Dimé, 2011).

En reflet à la diversité culturelle et religieuse de nos sociétés occidentales actuelles, on célèbre à la fois des cérémonies laïques, des cérémonies qui répondent aux règles prescrites par différentes confessions, ou d’autres encore, qui sont interprétées comme le fruit d’un bricolage symbolique singulier, empruntant aux religieux et culturels hétérogènes de la modernité (Cherblanc, 2011; Roberge, 2014). On retrouve aussi des préoccupations écologiques qui ont donné naissance à des procédés funéraires plus en adéquation aux conceptions du monde urbain (Clayden et coll., 2015; Davies, 2005) soucieux de l’environnement. De même, des conceptions de funérailles de type « do it yourself » ont émergé en vue de valoriser la réappropriation de sa propre mort. Le site Internet Funeral Inspiration au Royaume-Uni, par exemple, indique comment fabriquer soi-même son propre cercueil.

Internet regorge de plans et de guides pour créer son propre cercueil | Source : Len Churchill (Mother Earth News)

Selon plusieurs chercheurs (Thomas, 1991, 1993; Hanus, 2000), ces transformations des pratiques correspondraient à une désaffiliation religieuse et à une perte de repères, de rituels, pouvant même conduire à des deuils pathologiques. Pour d’autres, il y a là l’expression d’une grammaire symbolique renouvelée vers une créativité rituelle. Plutôt que d’adopter une position dans ce débat, j’en ai repositionné les termes et j’ai interrogé, non pas les rituels eux-mêmes, leur efficacité ou les fonctions qu’ils remplissent, mais les différentes actions pratiques mises en œuvre qui participent aux processus rituels et à la spécificité de l’action rituelle funéraire. L’agir rituel joue un rôle social et psychique pour les différents acteurs, notamment les endeuillés, dans ce que nous avons nommé les trajectoires du mourir dont l’appréhension et la compréhension systémique est la clé de voûte au développement nécessaire de pratiques d’interventions rituelles dans les milieux du mourir, de la mort et du deuil.

Pour mieux saisir cette réalité, je suis allé sur le terrain et j’ai travaillé dans le milieu funéraire. Outre mes acquis à travers mon engagement dans le milieu du patrimoine funéraire et dans l’intervention psychosociale d’accompagnement des personnes endeuillées, je suis devenu opérateur funéraire en travaillant dans deux complexes funéraires, l’un en France et l’autre au Québec. De mes observations, j’ai mis en lumière les étapes qui jalonnent le passage de la vie vers la mort, à partir des moments importants de l’existence jusqu’à l’après-mort. J’ai exploré plus spécifiquement la ritualisation qui suit immédiatement le décès : la préparation et la transformation du corps, la préparation et la tenue des obsèques, ainsi que le rôle grandissant des technologies numériques dans la construction du sens et du souvenir. L’analyse de ces données d’enquête a permis de construire une modélisation de la ritualisation relationnelle qui nous aide à comprendre ce processus en tant que pratiques spécifiques de recontextualisation des relations entre les acteurs dans une diversité de contexte d’action. La « relationnalité » (Donati, 2012) spécifique consiste en un dispositif articulant un enchevêtrement d’actions, dans les différents contextes relationnels du processus funéraire, dont la cohérence opère une structuration des contextes conventionnels tout en permettant la réévaluation des positions entre les acteurs.

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La mort a une force d’évocation qui se retrouve dès la rencontre de sa réalité pratique, à travers la mise en tension du biologique à l’anthropologique. En dernière instance, la réalité du corps du défunt appelle à un processus de prise en charge que j’ai étudié afin d’élucider les spécificités en tant que ritualisation. Le processus de ritualisation est une pratique sociale spécifique qui permet de recontextualiser les relations entre les différents acteurs devant la mort : les endeuillés, les agents funéraires, le défunt, et les entités inanimées telles que les êtres surnaturels, les dieux, les ancêtres, etc. Recontextualiser, c’est prendre acte des liens sociaux et affectifs constitutifs de notre rapport au monde, et tisser des liens renouvelés dans un contexte où le mourant est devenu le défunt, de façon à créer une continuité significative, une cohérence identitaire, et faire en sorte que chacun trouve une place dans le nouvel ordre des choses, ainsi qu’à réduire l’état de souffrance.

Bibliographie

Camus, A. 1942. Mythe de Sisyphe, Paris: Gallimard.

Cherblanc, J. 2011. Rites et rituels contemporains théories et pratiques. Québec: Presses de l’Université du Québec.

Clayden, A., T. Green, J. Hockey et M. Powell. 2015. Natural Burial: Landscape, Practice and Experience. New York: Routledge.

Clavandier, G. 2009. Sociologie de la mort. Paris: Armand Colin.

Dartiguenave, J. et P. Dziedziczak. 2012. «Familles et rites funéraires: vers l’autonomie et la personnalisation d’une pratique rituelle» dans Recherches familiales, no 1, vol. 9.

Davies, D. 2005. Encyclopedia of Cremation. Aldershot, England: Burlington, (Vt): Ashgate.

Donati, P. 2012. Relational Sociology: A New Paradigm for the Social Sciences. London: Routledge.

Descartes, R. 1637. Le Discours de la méthode. Pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences.

Esquerre, A. 2011. Les os, les cendres et l’Etat. Paris: Fayard.

Fall, K. et M. Dimé. 2011. La mort musulmane en contexte d’immigration et d’islam minoritaire, Québec: Presses de l’Université Laval.

Hanus, M. 2000. La mort aujourd’hui. Face à la mort. Paris: Frison-Roche.

Labescat, G. 2016. La ritualisation dans la trajectoire du mourir. L’action rituelle funéraire. Thèse de doctorat en Sociologie. Université du Québec à Montréal et Université de Strasbourg. 423 p.

Lemoigne, J-L. et E. Morin. 2007 [1999]. Intelligence de la complexité: épistémologie et pratique.

Mauss, M. 1923-24. Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris: Presses Universitaires de France.

Morin, E. 1951. L’homme et la mort. Paris: Seuil.

Morin, E. 1990. Introduction à la pensée complexe. Paris: L’Harmattan.

Morin, E. 2008. La Méthode. Paris: Seuil.

Rachedi, L. et B. Halsoulet. 2017. Quand la mort frappe l’immigrant. Montréal: Presses de l’Université de Montréal.

Roberge, M. 2014. Rites de passage au XXIe siècle: entre nouveaux rites et rites recyclés. Québec : Presses de l’Université Laval.

Thomas, L.-V. 1980. Le cadavre : de la biologie a l’anthropologie. Bruxelles: Ed. Complexe.

Thomas, L.-V. 1991. La mort en question : traces de mort, mort des traces. Paris: L’Harmattan.

Thomas, L.-V. 1993. Mélanges thanatiques: deux essais pour une anthropologie de la transversalité. Paris: L’Harmattan.

Véron, B . 2014. Préparer sa fin de vie et ses obsèques : pratiques, enjeux, socialisation familiale. Thèse de doctorat de l’IEP: Paris.

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