Essai d’une réflexion sur la mort dans différentes traditions religieuses
La mort a été et demeure toujours une préoccupation centrale des religions et des spiritualités, ce qui explique pourquoi, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, elle est sujette à de si nombreuses discussions et à de multiples débats et polémiques qui ne se limitent pas simplement à la question : « existe-t-il une vie après la mort »? En effet, les questions religieuses – mais également sociales, cultuelles, politiques – qui concernent la mort et tout ce qui l’entoure sont beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît, comme le soulignent les différentes contributions de ce dossier thématique qui abordent, à partir de différents postes d’observation, certains aspects parmi une multitude d’autres.
Quelques remarques sur la question de la mort dans les différentes traditions religieuses
Chaque tradition religieuse, chaque communauté – car il existe parfois, à certains égards, des différences et des nuances parfois minimes et d’autres fois majeures entre communautés issues d’une même tradition religieuse – a appréhendé la mort de différentes manières. Elles ont ainsi tenté d’y apporter certaines réponses, intimement liées aux angoisses humaines vis-à-vis de la mort, et ont instauré des règles visant à encadrer les rites et les pratiques qui sont liés à ce passage inéluctable. Elles se sont non seulement posé la question s’il existe ou non une vie après la mort, mais également des questions sur l’origine de celle-ci – et par conséquent sur l’origine du monde –, la forme que revêt, si elle existe, la vie après la mort (résurrection, réincarnation, etc.), sur les personnes qui peuvent accéder à cette dernière (tous les êtres humains, seulement les fidèles d’une religion, seulement quelques initiés, seulement ceux qui ont eu une vie terrestre exemplaire, etc.), sur ce que deviennent l’âme et le corps après la mort (séparation des deux, réunification ultérieure, résurrection de l’un et de l’autre ou de l’un mais pas de l’autre, unification de l’âme avec un nouveau corps, etc.).
Par exemple, dans l’Antiquité, la question de la vie après la mort, tout comme celle de la relation de l’âme et du corps après la mort, opposait souvent entre elles les écoles philosophiques, mais également les divers mouvements ou courants issus d’un même système religieux, comme les diverses communautés du judaïsme ancien. Flavius Josèphe, un auteur judéen du Ier siècle de notre ère, de même que certains évangélistes du Nouveau Testament, nous rapportent que les sadducéens, les pharisiens et les esséniens, trois mouvements du judaïsme antérieur à la destruction du Temple de Jérusalem (en 70 de notre ère), s’opposaient sur différents éléments en ce qui concerne l’interprétation qu’il convenait de donner à la mort et à ce qui existait après celle-ci (Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, 18,4-3; Évangile selon Marc 12,18-27; Évangile selon Matthieu 22,23; Actes des Apôtres 23,8). En effet, selon ces témoignages, les sadducéens ne croyaient ni en la résurrection, ni en la permanence des âmes – et encore moins des corps – après la mort. Ils niaient également la rétribution personnelle, la souveraineté du Destin et l’intervention divine dans les affaires humaines, croyant plutôt que l’Homme possédait un libre arbitre. Finalement, ils n’appréciaient guère l’angélologie, ne croyant ni aux anges, ni aux démons. Pour leur part, les pharisiens croyaient en la résurrection des morts – soit de tous les hommes, soit uniquement de ceux qu’ils désignaient comme les justes –, en la rétribution après la mort, en l’immortalité de l’âme – une croyance qu’ils avaient en commun avec les esséniens – et en un certain équilibre entre la Providence et le libre arbitre. Les croyances pharisiennes comprenaient également une angélologie développée et structurée. Ces discussions internes au judaïsme ancien illustrent parfaitement la possibilité d’appartenir à une même tradition religieuse tout en ayant des divergences en ce qui concerne les réponses aux interrogations qui entourent la question de la mort.
D’un autre point de vue, la question de la mort pose également celle des rites et/ou des sacrements de même que des pratiques à accomplir avant et/ou après un décès, des règles, souvent liées à des questions de pureté, à respecter pour la disposition du corps (momification, enterrement (avec ou sans cercueil), crémation, don d’organes, etc.) et de la sépulture, de la relation des vivants avec les défunts (hommages, prières, cultes des ancêtres, etc.). Par exemple, la rupture dans la chrétienté occidentale survenue lors de la Réforme – dont on célèbre cette année le 500e anniversaire – et qui avait, entre autres, été provoquée par la « Querelle des indulgences », c’est-à-dire l’opposition à l’Église romaine provoquée par la vente de certificats d’absolution des péchés (les indulgences), a conduit à la coexistence de deux types de relations très différentes avec la mort au sein du christianisme occidental, entre communautés qui partageaient une croyance commune en la vie éternelle – mentionnée à 43 reprises dans le Nouveau Testament – après la mort telle qu’annoncée par Jésus : « car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle » (Évangile selon Jean 3,16). Cette croyance en la vie éternelle, partagée par tous les chrétiens, est d’ailleurs explicitement exprimée en conclusion du Symbole des Apôtres, l’une des plus anciennes professions de foi chrétiennes : « Je crois au Saint-Esprit, à la sainte Église catholique, à la communion des saints, à la rémission des péchés, à la résurrection de la chair, à la vie éternelle. »
Malgré cette croyance commune, les Églises réformées ne pratiquent que deux sacrements (le baptême et la Cène), ayant délaissé l’onction des malades ou sacrement des malades (anciennement nommée « extrême-onction ») qui est toujours pratiquée par l’Église catholique dans une forme modifiée par le Concile Vatican II (le changement a officiellement été promulgué par la Constitution apostolique Sacram unctionem infirmorum en 1972) pour inclure non seulement les mourants, mais également et plus largement les « personnes dangereusement malades ». De plus, ces Églises ont adopté des rites funéraires plus simples, voire quasi absents, car, comme le souligne la Fédération protestante de France, dans la conception protestante de la mort, les cérémonies funéraires s’adressent d’abord aux vivants et non au défunt qui est remis à Dieu « lors d’un culte qui est destiné à rassembler les survivants. Ainsi le culte n’est pas rendu au défunt mais permet aux vivants d’écouter la Parole de Dieu. » Finalement, les protestants n’interprètent pas la communion des saints, mentionnée dans le Symbole des Apôtres, de la même manière que les catholiques et ne prient pas pour le salut des défunts. En effet, ils considèrent que les saints, malgré le respect qui leur est dû, ne sont pas dotés de pouvoir d’intercession auprès des vivants tout comme ils estiment que les vivants ne peuvent à leur tour intercéder pour le salut des personnes disparues. C’est d’ailleurs pour cette raison que les protestants ne célèbrent pas de messe à l’intention des défunts comme le font les catholiques.
La question des lieux des sépultures est également au cœur des revendications religieuses de diverses communautés immigrées vivant en situation de minorité. En effet, dans plusieurs traditions religieuses, les lieux d’inhumation – souvent confessionnels – sont considérés comme sacrés et sont administrés par les communautés religieuses en conformité avec leurs rites. Or, pour des raisons historiques évidentes, plusieurs milieux de vie ne possèdent pas les infrastructures qui correspondent au nouveau visage de la diversité multiculturelle, donc multiconfessionnelle, des membres de leur communauté. Par exemple, au Québec, la majorité des localités ne possède pas de cimetière permettant d’inhumer les défunts de confession musulmane, comme le souligne l’Association de la sépulture musulmane du Québec. Cette question a récemment refait surface – tant à Québec qu’à Sherbrooke – après les évènements qui se sont produits au Centre Culturel Islamique de Québec le 29 janvier 2017. Les dépouilles sont alors soit expédiées dans la région de Montréal où un cimetière islamique a récemment été autorisé, soit rapatriées dans le pays d’origine du défunt, ce dernier choix ayant des répercussions financières que ne peuvent toutefois pas assumer l’ensemble des familles de confession musulmane. Parfois, certains membres de la communauté musulmane du Québec acceptent de se faire enterrer dans un cimentière multiconfessionnel comme le cimetière Elmwood en Estrie. Se pose également la question légale de l’inhumation, car, toujours au Québec, la loi oblige l’inhumation dans un cercueil, alors que la tradition musulmane exclut cet usage afin que le corps du défunt soit en contact direct avec la terre, comme le souligne Yannick Boucher dans sa thèse consacrée à l’étude des rites mortuaires des immigrants musulmans et la contribution d’Hugues St-Pierre dans ce dossier thématique. En France, la situation est très différente, car les cimetières – à quelques exceptions près – sont laïques, même si certains espaces confessionnels peuvent y être aménagés comme le rappelle Christian Rioux dans une chronique récente.
Ces quelques remarques, dressées à très grands traits, suffisent à montrer la complexité et les enjeux qui, depuis la haute Antiquité, entourent la question de la mort du point de vue religieux, mais également culturel, social, politique et législatif. S’il est vrai toutefois que la mort – tout comme le religieux – est actuellement devenue l’objet d’un certain tabou en Occident, il n’en a pas toujours été ainsi comme le montre bien les nombreux témoignages artistiques qui nous sont parvenus, pensons aux nombreuses représentations de la Passion du Christ qui a fortement marqué l’iconographie chrétienne, mais également aux représentations des danses macabres qui ont marqué les esprits à une époque où la mort était omniprésente.
Quand l’égalité devant la mort s’exprimait dans l’art
L’Europe des XIVe et XVe siècles a particulièrement été marquée par la guerre, notamment par la guerre de Cent Ans (1337-1453), par les épidémies, particulièrement par l’endémique peste noire qui fut dévastatrice, par la famine qui s’installa de manière cyclique, par les différentes catastrophes naturelles et, par conséquent, par la mort. En effet, selon certaines estimations, près de la moitié de la population européenne a été décimée en moins d’un siècle.
À cette époque, la mort était partout et on la côtoyait tous les jours dans son quotidien. Ces différents fléaux ont alors été considérés comme des avertissements venus du ciel et ont contribué à alimenter une nouvelle réflexion religieuse, intellectuelle et morale sur la mort, mais surtout sur la vie, réflexion dans laquelle on accordait une place plus importante à l’individu invité à prendre conscience de sa propre existence sur terre et de l’importance de ses actions :
Parce que rien n’est plus sûr que le trépas, le chrétien doit, en vivant bien sur terre, prendre des assurances pour cet au-delà vers lequel il est inéxorablement [sic] entraîné. Parce que rien n’est plus incertain que l’heure de la mort, il doit se préparer sans délais, le mieux possible, à cette ultime bataille dont son destin éternel est l’enjeu. La méditation de la mort raffermit la volonté de bien vivre et c’est pendant la vie tout entière qu’il convient de s’armer pour mourir. L’ars moriendi et l’ars vivendi se rejoignent[1].
C’est dans ce contexte qu’apparait le thème littéraire et iconographique de la danse macabre qui illustre que la mort nivelle, sans exception, toutes les conditions sociales[2], fauchant l’empereur comme l’humble paysan, le pape comme le prêtre de campagne. Ainsi, « quels que soient la puissance, la richesse ou les honneurs, c’est la pourriture qui attend l’homme après la mort. Donc la mort est la grande égalisatrice […][3] » qui méprise les vanités du monde que dénonçaient déjà, dans l’Antiquité, les Pères de l’Église.
Ce thème, qui allait connaître un important succès en Europe jusqu’au XVIIIe siècle, semble s’être inspiré, entre autres, de celui du Dit des trois morts et des trois vifs, une légende moralisatrice d’origine orientale dans laquelle étaient mis en scène trois jeunes nobles insouciants qui rencontrent trois morts venus leur annoncer leur trépas imminent. La première représentation peinte connue d’une danse macabre est celle qui a été réalisée en 1424 sur les murs du cimetière des Saints-Innocents à Paris. Dans ces processions vers la mort, chaque personnage « est accompagné de son mort, silhouette plus ou moins squelettique, dansante et grinçante qui l’entraîne en se moquant de lui, le saisissant par l’épaule ou la taille, s’affublant de la tiare de celui-ci ou de l’épée de celui-là, tout en se drapant avec ironie dans son linceul[4]. » Si tous les hommes sont placés devant la certitude que la mort est inévitable, le thème de la danse macabre n’avait pas pour objectif de défier l’ordre social, car la procession respectait l’ordre de la hiérarchie existante. La danse macabre avait plutôt comme objectif pédagogique de marteler dans l’esprit des chrétiens – des plus puissants aux plus humbles – que rien ne permet de connaître l’heure de sa mort, ni d’échapper aux tourments qu’elle implique, car le corps est voué à la putréfaction. Toutefois, « en contemplant la Danse macabre, l’homme se voit renvoyé durement à l’obligation d’utiliser méticuleusement chaque instant du répit que lui laisse la Providence. Lorsqu’il s’entraîne à l’“art de mourir”, il met de son côté quelques chances de gagner sa dernière bataille[5]. » L’Église, par l’entremise de ses prédicateurs, joua un rôle important dans cette nouvelle réflexion sur l’ars vivendi, sur l’art de bien vivre, ou plutôt de vivre en bon chrétien. Il n’est alors pas surprenant de constater que ces processions macabres s’ouvraient et se clôturaient par un personnage représentant un prédicateur. À travers ces danses macabres, l’individu était appelé, en vue de sa mort imminente, à tendre de son vivant vers le bien en adoptant une conduite plus chrétienne qui lui permettrait d’être arraché à sa perte. Le thème de la danse macabre montre bien que la réflexion sur le mort est étroitement liée à une réflexion sur la vie, les deux étant indissociables.
Vivre et mourir : deux éléments d’un tout
Aborder un dossier thématique sur le thème de la mort n’est pas aisé, en raison de la complexité inhérente à ce sujet. Certes, les questions sur la mort ont depuis longtemps accaparé les réflexions religieuses, spirituelles et philosophiques, mais ces dernières étaient indissociables des réflexions sur la vie, car, dans une majorité de courants/mouvements religieux et spirituels, si la mort est inéluctable, elle doit être préparée du temps de son vivant. Ainsi, aborder le sens de la mort oblige à s’interroger sur le sens de la vie.
Notes
[1] et [5] F. Rapp, « La Réforme religieuse et la méditation de la mort à la fin du Moyen Âge » dans La mort au Moyen Âge. 6e Colloque de l’Association des historiens médiévistes français (Strasbourg, juin 1975), Istra, Strasbourg, 1977, p. 56-57.
[2] P. Vaillant, « La danse macabre de 1485 et les fresques du charnier des Innocents » dans La mort au Moyen Âge. 6e Colloque de l’Association des historiens médiévistes français (Strasbourg, juin 1975), Istra, Strasbourg, 1977, p. 81-86.
[3] et [4] B. Ulzinger, « Itinéraire des danses macabres en Europe », conférence prononcée lors des Journées-Rencontres sur la Danse macabre organisées par l’Association des Amis de l’abbatiale Saint-Robert de La Chaise-Dieu [en ligne], page consultée le 10 novembre 2016.