La Faucheuse en quête de sens
Un enchantement en quête de sens
En 1985, l’historien Marcel Gauchet écrit son célèbre livre Le désenchantement du monde[1]. Dans celui-ci, il y affirmait que nous nous étions sortis du joug de l’hétéronomie de Dieu et de la religion. C’est-à-dire que nous devenions, si je peux paraphraser, indépendants de toute imposition normative d’origine « divine », métaphysique, voire d’origine fataliste. Ainsi, d’une certaine façon, la religion aurait été rejetée et l’Occident devint autonome et libre de son destin.
Cependant, quelques années plus tard, il proposa une autre compréhension du phénomène : ce désenchantement fut en réalité un échec. Le désenchantement fut suivi par un réenchantement du monde. La raison? Le manque de sens. La place de la religion, et plus spécifiquement la place de la spiritualité, est, selon l’auteur, revenue en force. En effet, il semblerait que les gens aient ressenti un grand vide en ce qui concerne leur existence, et seule la spiritualité pourrait combler ce vide. (À ce sujet, je ne peux d’ailleurs que vous conseiller le petit dialogue entre Marchel Gauchet et le philosophe Luc Ferry, Le religieux après la religion.)
Que l’on soit d’accord ou non avec cette affirmation qui peut, en effet, être critiquée pour son apparence catégorique, il est difficile de refuser le fait que les spiritualités et les croyances religieuses apportent un sens à l’existence chez ceux et celles qui les portent. L’importance de la vie et de la mort, comme je le souligne dans mes articles du dossier thématique sur la mort (« La mort dans le bouddhisme » et « La mort dans l’islam »), s’inscrit dans des conceptions qui influencent notre vision du monde, de même que nos comportements et le sens qu’on leur donne, mais aussi nos attitudes dans la réalisation de ces mêmes actes. Que l’on croie ou non à la vie après la mort, peu importe la forme qu’elle peut prendre, la conception que l’on s’en fait est décisive quant à la perception vis-à-vis de sa propre vie et de celle des autres.
Je raconterai ici deux expériences concrètes qui m’ont marqué afin d’appuyer ma position quant à l’importance et à la beauté que peuvent apporter les croyances religieuses en matière de sens et, plus spécifiquement, en matière de sens de la vie et de la mort chez les gens.
« Je ferai sa volonté »
Je travaille depuis plus d’un an au Musée du Monastère des Augustines, où j’ai le privilège de côtoyer l’une des plus anciennes communautés religieuses en Amérique du Nord : les Augustines de la miséricorde de Jésus. Dernièrement, j’ai été témoin (de façon relativement indirecte) d’une expérience de mort qui m’est apparue, à mon avis, comme magnifique. Une religieuse, qui s’est dévouée corps et âme à sa foi et au charisme hospitalier de sa communauté, est décédée à la suite d’un cancer. Je l’avoue sans gêne, je crains ma mort et celle de mes proches. Toutefois, cette mort, que j’ai « expérimentée » par mes contacts (réguliers) avec les Augustines, m’a profondément touché. Cette mort, elle fut affrontée avec grâce par la religieuse.
L’une de ses consœurs m’a dit que le médecin avait demandé à l’intéressée si elle souhaitait abréger ses souffrances ou prolonger sa vie. Elle aurait alors répondu : « je ferai la volonté de Dieu ». Dans mes mots d’agnostique, cela signifiait qu’elle acceptait, stoïque, de mourir quand son temps serait arrivé, que la mort survienne rapidement ou qu’elle s’éternise à se présenter avec sa grande faux. L’émotion était visible chez sa consœur qui me racontait cet épisode. Elle était émue par cette parole de foi, cette foi pour laquelle les membres de la communauté se dédient depuis plus de 375 ans.
Plus tard, au moment de recevoir les condoléances, cette même religieuse m’a aussi dit que la défunte aurait confié n’absolument rien regretter de sa vie et qu’elle disait partir confiante, l’esprit tranquille. L’ambiance de paix qui régnait à ce moment, autant du côté des religieuses que de la famille de la religieuse décédée, est pour moi une preuve que le sens de la vie guide notre compréhension à la fois de la vie et de la mort, et que cette compréhension est centrale dans notre expérience humaine et notre équilibre mental. La foi catholique ou, à mon avis, n’importe laquelle (même la « foi athée »!), nous permet d’accorder une plus grande importance à nos réalisations et à nos contacts avec autrui…
Le sens qui réconforte
Dans d’autres cas, la mort peut faire peur. Surtout quand il s’agit d’une personne qui s’est dédiée toute sa vie à sa famille et à son Église, mais aussi à différentes œuvres sociales et caritatives, et qui accepte difficilement la maladie et sa mort imminente. Il y a plusieurs années déjà, une amie et voisine de ma famille fut atteinte, non pas d’un, mais de deux cancers. Malheureusement incurable, elle fut obligée d’accepter son sort, et ce, non sans difficulté. Vivant à l’extérieur de ma ville natale, où elle résidait, il m’a été difficile de lui rendre visite souvent. La dernière fois que je l’ai vue (et possiblement la seule durant toute sa maladie!), elle était lucide, mais extrêmement faible et à deux doigts de trépasser. Plus l’échange avançait et plus nous étions victimes de nos émotions. À un moment, il m’est venu à l’esprit de lui dire quelque chose allant dans ce sens : « ne t’inquiète pas, ce qu’il y a après est bien et bon ». Évidemment, nous avons éclaté en sanglots. Après son service funéraire, sa fille est venue me voir pour me remercier et me dire que cette parole avait fait un très grand bien à sa mère.
Je ne suis toujours pas certain de la véracité ultime de ce que j’ai dit ce jour-là, mais ce que je sais, c’est que ce fut bon à la fois pour moi et pour cette amie. Cette femme qui m’a gardé enfant; cette femme qui a hébergé mes groupes de musiques dans son garage, que son mari venait chauffer expressément pour nous l’hiver; cette amie qui a sué sa vie en aidant son prochain, mais à qui on a dit que son heure était déjà arrivée. Malgré cet appel au dernier repos, l’effet d’une telle croyance, la vie après la mort, a agi comme un petit baume sur une grande blessure causée par cette injustice nommée cancer.
…
Que l’on soit athée, bouddhiste, musulman ou bien chrétien, le sens de la vie, cet enchantement rendu possible par l’une ou l’autre des croyances en l’une des conceptions du monde disponibles sur le vaste marché du religieux, oriente nos actions, mais aussi nos attitudes par rapport à ce qui est vécu et ce qui sera vécu, incluant ce moment où on sentira la froide lame de la Faucheuse sur notre nuque. Qu’une spiritualité soit religieuse ou séculière, il faut convenir qu’elle apporte ce que le consumérisme et le matérialisme semblent avoir de la difficulté à offrir, à savoir un baume sur notre propre finalité qui nous atteindra un jour tous, comme simple humain. Je crois même que le plus zélé des athées accorde un sens particulier à sa vie et à sa mort qui le pousse à agir différemment que s’il croyait en Hadès, par exemple. Une croyance ou l’autre, il y a du sens, d’où l’importance des spiritualités et des religions. Pour pousser plus loin la réflexion, je vous invite à lire l’introduction du petit ouvrage Philosophie de la religion de Jean Grondin, « Religion et sens de la vie ». Le texte intégral est disponible sur le site Internet du CAIRN.
[1] L’expression est attribuée au sociologue allemand Max Weber, idée développée dans son livre L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904 et 1905), disponible intégralement sur le site « Les classiques des sciences sociales » de l’UQAC.
Image 1 : Armoiries des Augustines de la miséricorde de Jésus – Image libre de droit
Image 2 : Montée des bienheureux vers l’empyrée de Jérôme Bosch (début du XVIe siècle) – Photo libre de droit
La Montagne des dieux souhaite remercier les Archives du Monastère des Augustines pour la licence d’utilisation de la photo du cimetière.
Martine Côté
Bravo! J’aime toujours lire tes articles et tes écrits tellement bien écrits.
Hugues St-Pierre
Merci! 🙂