Les ismaéliens nizârites : géopolitique d’un imanat
Qu’ont en commun le club hippique de Chantilly, un présumé milliardaire pakistanais adoubé par la Reine d’Angleterre et quinze millions de musulmans à travers la planète? Un nom : Aga Khan. Et derrière ce nom, une branche méconnue de l’islam, l’ismaélisme nizârite, dont les valeurs clés basées sur l’inclusion, l’autosuffisance et la générosité ont mené à la création de la plus grande organisation d’aide humanitaire privée.
À chaque religion, son kaléidoscope, et l’islam, n’échappe pas à la règle de la diversité. Aux deux grandes branches principales, le chiisme et le sunnisme, s’ajoutent encore les écoles de pensées, les sous-branches, de même qu’une multitude de courants philosophiques. Si l’origine de l’ismaélisme est peu connue, c’est surtout parce qu’il s’agissait d’un groupe radical de ses partisans. Ce groupe, quoiqu’isolé, a tout de même marqué l’Histoire. Autrefois basés à la forteresse imprenable d’Alamut, les Hashīshiyyīn (aussi appelés « les Assassins ») ont fait de leurs croyances une campagne de résistance contre l’Empire perse. Ils deviendront ultimement ceux que l’on appelle maintenant les ismaéliens.
Aujourd’hui, les ismaéliens nizârites ont bien peu en commun avec la secte d’Alamut. Comptant plus de quinze millions d’habitants dans vingt-cinq pays d’Asie, la communauté se situe principalement autour de la région du Pamir, sur les hauts plateaux montagneux de l’Asie Centrale, mais on retrouve aussi des adeptes au Pakistan et dans le nord de l’Afghanistan. Bien qu’ils n’aient aucun État à eux, ils sont toutefois liés par un même père spirituel : l’Aga Khan.
Ce n’est certes pas un hasard si ce courant réformateur apparaît à Kûfa, ville farouchement opposée au royaume abbasside de Bagdad. Les différents courants issus de l’ismaélisme, notamment la dynastie des fatimides en Égypte et la faction des Qarmates, sont deux mouvements d’opposition politique contre l’Empire perse.
Marqué par le bâtin, lecture particulière du Coran qui cherche « le secret des choses », l’ismaélisme a évolué vers une compréhension à la fois plus personnelle et plus communautaire de l’islam. La lutte contre le pouvoir abbasside et le haut sentiment de loyauté envers l’imam qu’est l’Aga Khan ont mené la communauté à travers une multitude d’exodes et de dynasties.
L’origine de l’ismaélisme nizârite
Nous savons que le grand schisme entre sunnites et chiites remonte à la mort du prophète Mohammed en 632. Ses partisans se divisent en deux factions : l’une est dirigée par Abou Bakr, compagnon du prophète, et l’autre par Ali, gendre et fils spirituel du prophète. C’est une histoire similaire qui mènera au regroupement des partisans d’Isma’il (Ismaël).
En 765, la mort de Dja‘far al-Sadik, que la majorité des chiites considèrent comme le cinquième successeur de Mohammed, laisse une communauté de croyants dans le doute. Une querelle de succession éclate, opposant ses deux fils, Isma‘il et Musa al-Kasim. Les partisans d’Isma‘il se retrouvent ainsi fondateurs de l’ismaélisme, qui deviendra véritablement actif vers le IXe siècle à travers les courants qarmate et fatimide.
Cette querelle aide par ailleurs à définir le mouvement chiite dans son ensemble, car elle distingue alors, pour les croyants, trois communautés spécifiques : le chiisme duodécimain, le chiisme ismaélien et le mubârakisme, chacune présentant ses divergences sur l’identité du dernier imam. Les adeptes de l’ismaélisme, par exemple, considèrent que le dernier héritier du prophète Mohammed n’est pas mort, mais qu’il est caché.
À l’aube du 10e siècle, le chiisme connaît, dans l’ensemble, une période d’effervescence intellectuelle marquée par l’essor de l’Empire abbasside, basé à Bagdad. Dirigés par un calife, les Abbassides dominent également le discours religieux qui en proie, lui aussi, à une activité foisonnante. La traduction de la philosophie, des sciences grecques, de la littérature et de la sagesse persane de même que la nouvelle école de théologie rationaliste (le mutazilisme) contribuent à l’essor de la vie culturelle, politique et religieuse de la communauté chiite, mais la pluralité des interprétations et des philosophies accentue les désaccords théologiques et aiguise la question toujours épineuse des successeurs.
Le nizârisme apparaît deux siècles plus tard, en 1094, précisément sur cette question, après la mort du huitième calife. Deux siècles plus tôt, un groupe d’ismaéliens fonde une dynastie en Égypte qui revitalise l’économie régionale. Résultat encore une fois d’une querelle sur la succession de leur imam, les nizârites refusent le candidat choisi et sont condamnés à l’exil. Cela marque le début d’une série de vagues d’émigration qui mèneront la communauté jusqu’au sous-continent indien.
Sous l’impulsion d’un nouveau chef particulièrement énergique, surnommé « le Vieux de la Montagne », un groupe de Nizârites s’installera à Alamut, près de la mer Noire, et règnera pendant près d’un siècle sur le nord de la Syrie. À l’époque des croisades, les fameux « Assassins » sont actifs de Bagdad à Jérusalem, mais n’auront jamais la portée stratégique que la légende leur attribue : en réalité, si l’État basé à la forteresse d’Alamut a pu se maintenir, ce n’est qu’au prix d’énormes tributs payés à l’Empire abbasside.
Chassés d’Alamut par les Mongols en 1256, les nizârites prennent la route de l’Est, et les deux principales communautés nizârites, les Khojas et les Bohras, s’installent à Mumbai. Il ne s’agit aucunement d’un exode organisé. Dans la réalité, la communauté ismaélienne se dissipe et risque partout d’assister à sa propre assimilation. Les fidèles se rassemblent pourtant, au sein de leur diaspora, autour du concept de da’wa (ou « mission »). Missionnaires et prédicateurs nizârites entreprennent de ressouder les liens de la communauté et de convertir les castes hindoues dans le sous-continent indien. C’est à cette époque qu’on observe l’installation progressive des ismaéliens dans le nord de l’Afghanistan et du Pakistan, ainsi qu’au Tadjikistan.
Quand l’imam nizârite Sha Khalil est assassiné à Yezd, en 1817, le souverain perse Qadjar Fath ‘Ali Shah donne à son fils la main de sa propre fille, de même que le titre honorifique d’Aga Khan. Pourquoi un tel revirement? C’est que l’Empire perse est désormais en déclin, et l’autorité spirituelle du chef des nizârites promet une alliance qui tombe à plat pour protéger le flanc est de l’Empire.
Aga Khan IV, actuel imam des ismaéliens nizârites
Karim Aga Khan IV n’a rien d’un chef spirituel typique : séducteur, amateur de voitures de luxes et de courses hippiques, il est pourtant l’une des autorités morales les plus respectées en Asie centrale. Pour preuve, lorsque des émeutes éclatent dans l’est du Tadjikistan, ex-république soviétique voisine de la Chine, c’est lui qui intervient directement pour négocier un cessez-le-feu avec les deux parties. Plusieurs chefs de communautés l’ont dit ouvertement : ils prêtent d’abord leur allégeance à l’imam Aga Khan, et le gouvernement tadjik passe après. C’est dire à quel point la communauté nizârite est encore bien vivante.
L’imanat est aussi directement impliqué dans l’un des plus sanglants champs de bataille de l’heure : l’Afghanistan. En janvier 2002, à la Conférence de Tokyo sur la reconstruction de l’Afghanistan, Karim Aga Khan annonce une contribution de 75 millions de dollars, engagement scellé par un accord de coopération entre le gouvernement japonais et l’imanat d’Aga Khan.
Difficile de séparer géopolitique et éthique religieuse. Depuis maintenant deux siècles, le chef de la communauté nizârite accumule les devoirs de guidance en multipliant les engagements internationaux. Par exemple, le grand-père de Karim Aga Khan IV fut Président de la Ligue des Nations et son père fut ambassadeur du Pakistan aux Nations Unies. Plusieurs proches de l’imam Aga Khan IV, de même que plusieurs autres imams, ont fait carrière dans les relations étrangères. Quant au frère de l’Aga Khan actuel, il fait partie du secrétariat des Nations Unies et il dirige le Réseau Aga Khan de développement, puissante fondation pourvue d’un budget annuel de 445 millions de dollars, fondée par Karim Aga Khan même.
L’imanat, dont l’autorité morale s’étend du Pakistan à l’Asie centrale, a une influence politique indéniable dans certains pays ex-soviétiques. À cela s’ajoute aussi une dimension corporative : l’imam est un homme d’affaires, dont la fortune est évaluée à des centaines de millions, voire à plusieurs milliards de dollars.
Au Canada, la communauté du chiisme ismaélien est surtout connue pour sa fondation humanitaire, le Réseau de Développement Aga Khan, regroupement de neuf agences internationales œuvrant dans plus de vingt pays dans les secteurs de l’éducation et de la santé. Le siège social de la Délégation ismaélienne au Canada, fondée en 2005, est situé sur la prestigieuse promenade Sussex, à Ottawa. Le Canada compte d’ailleurs l’une des plus nombreuses communautés ismaéliennes au monde.
Diaspora, syncrétisme et adaptations
En somme, la diaspora ismaélienne compte pour beaucoup dans le syncrétisme et l’esprit de tolérance des nizârites. L’évolution même de l’ismaélisme est un long mouvement migratoire, au sein de cultures radicalement différentes.
Au cœur de l’identité ismaélienne, on trouve la confiance personnelle envers les qualités de l’imam, une confiance placée au-dessus de tout dogme. C’est ce sentiment d’appartenance accru qui aidera les ismaéliens à bâtir une identité originale, en partie basée sur l’esprit de résistance à l’Empire perse, où l’interprétation du chiisme majoritaire allait de pair avec une centralisation accrue du régime établi à Bagdad. L’importance de la lecture personnelle – ou interprétative – du Coran, souligne également le désir de la communauté ismaélienne à trouver ses propres solutions à ses problématiques d’ordre théologique et séculaire.
L’autorité des Khans ismaéliens s’est également distinguée grâce à leur capacité à s’adapter à la situation internationale, répondant à la mondialisation par l’internationalisation de la charge de l’imanat. La Fondation d’Aga Khan, vue sous cet angle, est moins un organisme de charité qu’un outil contemporain, pour un imam bien contemporain, mis à la disposition de ses fidèles. Et c’est là toute la leçon d’une communauté de croyants bien vivante.
Références
Joshua Kucera, « The Aga Khan’s tightrope walk in Tadjikistan » [En ligne].
S.A., « Ismaili Imamat » [En ligne].
Alain Mourgue, « Hasan Ibn Sabbah et la Secte des Assassins d’Alamut » [En ligne]
Sébastien Gall, « Ismaéliens, Nizârites et Assassins : qui sont-ils ? » [En ligne].
Florian Besson, « Les assassins » [En ligne]
Seyfeddine Ben Mansour, « Agha Khan : de la forteresse d’Alamut à la modernité » [En ligne].
S.A., « Nizârites (assassins) » [En ligne].
FOFANA MAMADOU
je suis passionné par le réseau aga khan de développement et mon souhait le plus ardent c’est de faire partir de ce réseau fantastique. J’aime KARIM AGA KHAN et qu’ALLAH dans sa divine bonté mettre sa grâce sur l’imam karim aga et le réseau..
DECRION
ça ne laisse pas bien augurer de la suite quand on associe ‘ club hippique de Chantilly ‘ et Aga Khan !!!!!